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Les armées françaises au défi d'un environnement stratégique instable

02/05/2024

Par Yohan Briant, directeur général de l'Institut d'études de géopolitique appliquée et Alexandre Negrus, président de l'Institut d'études de géopolitique appliquée.


Citer cette publication

Yohan Briant, Alexandre Negrus, Les armées françaises au défi d'un environnement stratégique instable, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 2 mai 2024.

Avertissement

Les propos exprimés n'engagent que la responsabilité des auteurs. Cette publication est extraite de le l'avant-propos des auteurs rédigé pour le compte de l'atlas stratégique des armées françaises (2024).


Trois Tigre en vol © Armée de Terre/Défense
Trois Tigre en vol © Armée de Terre/Défense

Dix ans après le début de la guerre d'Ukraine avec l'annexion de la Crimée en février 2014 et la première déstabilisation du Donbass, la guerre d'Ukraine se poursuit sur le rythme de la haute intensité depuis l'invasion généralisée par la Russie du 24 février 2022. En avril 2024, les dernières estimations, réalisées sur la base de sources en libre-accès, chiffrent les victimes russes à plus de 50 000. Cela correspond à une augmentation de 25 % par rapport à 2023, alors que Volodymyr Zelensky a assumé le chiffre de 31 000 victimes militaires. Ces chiffres, en-deçà de la réalité d'un côté comme de l'autre, témoignent avant tout de la manière dont les réalités matérielles de la guerre s'installent au sein des consciences, puisque la barre symbolique des 100 000 victimes totales est désormais largement acceptée. Dans le camp des soutiens à l'Ukraine, l'aide militaire conjoncturelle apportée à l'Ukraine s'est longtemps caractérisée par une incrémentation progressive et une temporalité inadaptée. L'évolution du soutien occidental est révélatrice de la lente prise en compte du caractère prolongé du conflit et de la nécessité de relier l'aide à une dynamique économique et industrielle. La récente allocation, par la commission européenne, de 500 millions d'euros prévus dans le cadre de l'Acte de soutien à la production de munition, doit permettre de réduire les goulets d'étranglements qui entravent encore l'appareil productif européen. Sur les 61 milliards de dollars votés le 20 avril 2024 à Washington en faveur de l'Ukraine, plus d'un tiers doivent être utilisés par les États-Unis pour reconstituer des stocks devant ensuite être transférés sur le front et plus de 14 milliards doivent servir à l'acquisition de systèmes de défense (américains) par l'Ukraine. En marge des sommes allouées, le plan d'aide autorise également Joe Biden à confisquer, puis vendre, des actifs russes à des fins de reconstruction.

Ces deux mesures législatives témoignent de la détermination occidentale à soutenir l'Ukraine, tout autant que de l'écart qui persiste entre les États-Unis et l'Europe au sujet des problématiques de défense. Au sortir de la crise du Covid-19, Washington n'a pas hésité à faire appel à des mesures protectionnistes pour initier la relance de son économie, avec succès (il s'agit même d'un argument essentiel dans la course qui l'oppose à l'illibéral Donald Trump). Du côté de l'Union européenne, de nombreux acteurs conservent une approche dogmatique et refusent de privilégier les fleurons industriels européens, notamment dans le secteur de la défense. La situation en Ukraine a été révélatrice, dans un premier temps, de la guerre des stocks tant pour les belligérants que pour leurs soutiens respectifs. Cette guerre est vouée à durer au-delà de 2024, qui apparaît comme une année de transition en ce qu'elle est suspendue à l'élection présidentielle américaine. La France et ses partenaires européens ont-ils un plan stratégique pour l'avenir, tant vis-à-vis de leurs alliés et que de leurs concurrents ? Rien n'est moins sûr et cela implique de se projeter dans le temps long. L'enjeu fondamental des prochaines années réside dans la capacité française et européenne à trouver le chemin d'une production plus importante et rapide. Est-ce à dire que la France doit entrer en économie de guerre ? Cela impliquerait une commande étatique massive d'équipements militaires puis de mobiliser le complexe civilo-militaire au profit de la défense. Si la France demeure très loin de cette situation, elle droit malgré tout poursuivre la dynamique impulsée à la faveur des deux mandats d'Emmanuel Macron. Le budget de défense de la France aura doublé entre 2017 et 2023, passant de 32,3 milliards à 67,4 milliards d'euros. Cette dynamique budgétaire doit impérativement être soutenue au cours des prochains années, tant l'effort reste insuffisant à ce jour eu égard au contexte géopolitique global, à l'accélération des crises et des conflits. La dernière loi de programmation militaire (2024-2030), rédigée selon des projections optimistes quant à l'évolution de la situation géopolitique, est déjà en partie désuète compte tenu des enjeux contemporains. Sans omettre que malgré 413 milliards d'euros destinés aux armées sur la période 2024-2030, la loi de programmation militaire symbolise des renoncements, en ce qu'elle a acté des réductions de commandes massives. Alors que les dépenses d'armement ont atteint un niveau record dans le monde en 2023, les États ayant dépensé 2 300 milliards d'euros (une augmentation de 6% par rapport à l'année 2022), le nombre de conflits, 56 au total, pose d'innombrables défis politiques et militaires notamment à l'aune de l'extension de la conflictualité à d'autres champs où s'affrontent États et acteurs privés, du changement climatique et de l'irruption de la technologie.

Comme Emmanuel Macron l'a rappelé à l'occasion de son second discours à la Sorbonne le 25 avril 2024, il pèse une menace existentielle sur l'Europe. Au-delà du risque imminent que représente la Russie, le vieux continent doit subir de plein fouet les conséquences de son déclassement : le décrochage économique et la perte d'influence diplomatique ont des répercussions directes sur la stabilité des États, la cohésion sociale et le fonctionnement des systèmes démocratiques. Ce n'est pas un hasard si la France est régulièrement ciblée dans le cadre de campagnes s'inscrivant dans un processus de guerre cognitive et informationnelle, conduites par des États ayant très tôt pris conscience de ces problématiques : Russie, Chine, mais également Turquie, ainsi que les relais favorables à Israël et à la cause palestinienne. Ces facteurs constituent une menace plurielle et protéiforme, contre laquelle il est nécessaire de mobiliser toutes les composantes de la société. La France doit impérativement procéder à un réarmement militaire, industriel et civique si elle veut demeurer un acteur souverain et préserver son modèle national. 

Les principales lignes de fractures géopolitiques ne peuvent plus être circonscrites à un territoire, ni même à un ensemble défini selon des critères géographiques stricts. Au-delà des discours sur le degré d'interdépendance et la mondialisation, cet état de fait témoigne avant tout du délitement progressif de l'ordre international, soumis à un ensemble complexe de forces centrifuges. Certaines de ces forces peuvent clairement être identifiées. Les ennemis déclarés du système international, associés à une cohorte d'États dits illibéraux, mènent depuis des années un travail de sape que les autorités occidentales ont échoué à voir, ou à considérer. La multiplication des fronts chauds selon des axes allant de l'Ukraine au Soudan, de la Corée du Nord à l'extrême sud de la mer de Chine méridionale et le long d'une diagonale courant le long de l'Himalaya jusqu'au Caucase, démontre à quel point la crainte de l'embrasement est dépassée. Ce haut niveau de conflictualité, associé à un climat international favorisant le glissement des tensions politiques vers le conflit armé, marque autant des limites du système international que la nécessité de préserver un ordre international fondé sur le respect du droit international, le consensus et la garantie de sécurité collective. Les difficultés à implémenter ce qui, rappelons-le, constitue avant tout un idéal politique, ne doivent pas faire perdre de vue l'image de ce que pourrait être l'alternative. D'autres représentants de ces forces centrifuges sont plus difficilement identifiables. De nature changeante et plurielle, ils agissent au-delà des limites du droit, des frontières et des réalités. Manipulant l'information, s'appuyant sur un éventail technique toujours plus accessible à mesure que le progrès se conjugue aux intérêts stratégiques et économiques, ils n'en constituent pas moins une menace toute aussi crédible.

Dans un tel contexte et confrontées à une telle diversité de menaces, de nombreux défis attendent les armées françaises. Elles qui font partie intégrante de la société française, doivent composer avec les lignes de fractures politiques et sociétales qui parcourent le pays et pèsent sur la légitimité de ses actions, mais également la délimitation de ses missions. Soumises aux aléas politiques et économiques, les armées françaises sont également contraintes de tirer des enseignements rapides de terrains d'affrontement dont l'évolution, rapide, difficilement prévisible, s'inscrit dans un environnement stratégique instable.

Le monde et nos sociétés libérales sont confrontés à des problématiques similaires, mais nous peinons à accorder nos réponses. Notre incapacité à opérer les transformations nécessaires pour nous préparer aux changements induits par le dérèglement climatique en est une illustration supplémentaire. L'instabilité est donc partout. Elle parcourt nos sociétés, cristallise les relations entre acteurs internationaux, retarde la prise de décision politique et amplifie les tensions.


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