Affaire Khashoggi : quel avenir pour les relations entre les États-Unis et l’Arabie saoudite ?
Constance Rousselle, chargée d'études au sein de la Direction générale de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, s'est entretenue avec Fatiha Dazi-Héni, chercheuse-enseignante à l'IRSEM-Paris, Sciences Po Lille, spécialiste de la péninsule Arabique et du Golfe. Elle est l'auteure de l'Arabie saoudite en 100 questions, Paris, Tallandier, Texto (2ème éd.), 2020.
Comment citer cet entretien
Fatiha Dazi-Héni, « Affaire Khashoggi : quel avenir pour les relations entre les États-Unis et l'Arabie saoudite ? », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Mars 2021. URL : cliquer ici
Constance Rousselle - Le Royaume d'Arabie saoudite fut créé en 1932 par le roi Ibn Saoud. Dès sa création, le Royaume va construire et entretenir des relations privilégiées avec les États-Unis. Mais la récente divulgation d'un rapport de la CIA affirmant que le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane a approuvé l'assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi à Istanbul en 2018 risque de créer des tensions entre ces deux puissances. De quand datent exactement ces relations et en quoi consistait le pacte de Quincy de 1945 ?
Fatiha Dazi-Héni - Les relations entre les États-Unis et l'Arabie saoudite remontent à ce fameux pacte de Quincy qui a été scellé le 14 février 1945. Cette date est la date officielle du commencement des relations entre les États-Unis et l'Arabie saoudite, mais en réalité, ces relations remontent à 1933, date à laquelle Ibn Saoud concède à la première compagnie pétrolière américaine, Socal (l'ancêtre d'Aramco), la fameuse province orientale du Royaume, qui regorge de richesses pétrolières. Il s'agit là de l'acte fondateur de la relation saoudo-américaine, et cela s'est fait aux dépens de la puissance tutélaire britannique sur le golfe persique et les micro émirats qui deviendront les Émirats d'aujourd'hui. Ibn Saoud a unifié les territoires, qui forment aujourd'hui le Royaume d'Arabie saoudite, avec l'aide des britanniques. Même si l'on peut avoir l'image assez légendaire d'Ibn Saoud avec ses Ikhwans, ces troupes d'élites endoctrinées au wahhabisme qui ont conquis seules les provinces du Royaume actuel, ce qui est vrai en partie, il n'empêche que ce qui a permis à Ibn Saoud de prendre par exemple, sur la province de Hâ'il (1923) mais aussi de défaire les Ikhwâns qui se sont rebellés contre Ibn saoud lorsque ce dernier a intégré le concept de frontières internationales au contraire des Ikhwân (en faveur d'un Etat islamique sans frontières) fut le soutien britannique, avec l'action déterminante des Royal Air Forces britanniques. Le fait qu'Ibn Saoud donne la première concession pétrolière aux américains fut le premier désaveu pour la puissance britannique, qui petit à petit a été écartée par les États-Unis. Mais sur le plan géopolitique et stratégique, l'acte fondateur de la relation saoudo-américaine est le pacte de Quincy de 1945. Contre des exportations préférentielles du pétrole saoudien vers les États-Unis, ces derniers garantissent aux Saoudiens la sécurité de leur territoire.
Constance Rousselle - Il semble que Donald Trump entretenait une relation « idyllique » avec l'Arabie saoudite. Le fameux rapport de la CIA concernant Jamal Khashoggi était d'ailleurs resté confidentiel pendant sa présidence et Jared Kushner, gendre et conseiller de Donald Trump, a réalisé plusieurs voyages en Arabie saoudite. En mai 2017, Donald Trump fut reçu dans le Royaume Saoudien, qui salua en 2018 la décision du président américain de se retirer de l'accord sur le nucléaire iranien. Quelles furent exactement les relations des États-Unis sous Donald Trump avec l'Arabie saoudite ?
Fatiha Dazi-Héni - Il faut relativiser, car il n'y a pas eu une lune de miel entre les États-Unis et l'Arabie saoudite seulement sous Donald Trump. Ainsi, les relations entre l'Arabie saoudite et les États-Unis sous les présidents Bush, à la fois le père et le fils, ont été extrêmement importantes. L'ambassadeur saoudien aux États-Unis de l'époque, Bandar Bin Sultan, avait d'ailleurs été surnommé Bandar Bush. Cela démontre que les relations saoudiennes étaient très fortes avec le parti républicain américain et plus particulièrement avec la famille des Bush, qui bien sûr surfait avec les industries pétrolières. Il y avait beaucoup de relations personnelles et de relations d'intérêts, et évidemment Donald Trump incarne le mieux ce type de relations, car il s'agit de relations à la fois transactionnelles et très personnelles à travers son gendre Jared Kushner. Mais ces relations interpersonnelles n'ont qu'un temps parce que les relations fondamentales sont des relations d'État à État et l'administration Biden rétablit la normalité. Le président Biden vient d'arriver au pouvoir avec son équipe et remet les choses au clair avec le leadership saoudien et notamment avec le prince héritier.
Joe Biden remet les choses en place et explique que son interlocuteur naturel est le roi Salmane. En réalité, il ne fait que dire une lapalissade car le chef d'État en Arabie saoudite n'est pas le prince héritier mais bien le roi Salmane.
Même si cela peut apparaitre comme une vraie rupture car Joe Biden snobe le prince héritier, en réalité le leadership bicéphale saoudien sauve la mise à Mohammed Ben Salmane car l'interface des présidents et des chefs d'État est bien le roi et non le prince héritier. De ce point de vue, rien ne change, car l'équipe Biden et notamment son secrétaire à la défense communiquent presque quotidiennement avec le prince héritier. De même, la divulgation de ce rapport de la CIA concernant l'implication du prince héritier saoudien dans l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi n'apprend rien de nouveau. On savait déjà que le prince héritier était directement concerné même si rien ne prouve qu'il a donné l'ordre d'assassiner le journaliste . Mais on savait que cette équipe de commando saoudien d'une quinzaine de personnes, au consulat saoudien à Istanbul, n'avait pas pu se mettre en place sans que le prince héritier n'en n'ait connaissance. Malgré cela, Antony Blinken, le secrétaire d'État américain, ministre des Affaires étrangères de Joe Biden, s'est bien gardé de s'en prendre directement à Mohammed Ben Salmane. Il a en effet fait sanctionner l'entourage proche du prince héritier (76 personnes sont concernées par les sanctions et sont interdites de territoire aux États-Unis), mais Mohammed Ben Salmane est épargné.
Constance Rousselle - Joe Biden semble vouloir revoir les relations des États-Unis avec l'Arabie saoudite. Ainsi, il a récemment annoncé l'arrêt du soutien opérationnel américain à la coalition saoudienne au Yémen. Par ailleurs, les États-Unis ont retiré les Houthis de la liste des organisations terroristes. Quel risque peut-il exister suite au refus américain de continuer à soutenir l'Arabie saoudite dans sa guerre au Yémen ?
Fatiha Dazi-Héni - Effectivement, il y a eu ces annonces de la part des États-Unis, mais je pense que derrière ces annonces il y a surtout une volonté de réinvestissement diplomatique des États-Unis pour résorber le conflit au Yémen, et c'est là quelque chose de majeur et de très important. Cette communication qui apparaît à certains comme totalement punitive me semble au contraire très constructive. En effet, il est dit que les États-Unis ont stoppé une partie des armements (munitions, etc.) en direction de l'Arabie saoudite pour forcer les saoudiens à stopper les attaques aériennes, or les États-Unis avaient déjà interrompu la fourniture de ravitailleurs américains auparavant à l'Arabie saoudite. Il ne s'agit donc pas là d'une première.
En réalité, ce que veut absolument Joe Biden et ce que veut l'aile gauche démocrate qui a été la plus engagée pour que les États-Unis mettent un terme à la complicité à la guerre, c'est stopper la guerre au Yémen qui est conduite par l'Arabie saoudite et son allié émirati qu'il ne faut pas oublier (qui bien qu'il se soit récemment mis en retrait, reste toujours très présent).
Une chose est sûre, c'est que cette volonté américaine de stopper la guerre est aussi en réalité une perche tendue aux saoudiens qui veulent s'extirper de ce bourbier qu'est la guerre au Yémen. En effet, quelques jours aura lieu le triste anniversaire de la septième année de cette guerre, qui a été déclenchée le 26 mars 2015. L'Arabie saoudite est plongée depuis cette date dans une guerre inextricable et on voit depuis peu que les Houthis progressent : on l'observe notamment sur le fief de Marib, la province un peu à l'ouest de Sanaa et où est localisé l'essentiel des ressources pétrolières. Si les Houthis s'emparent de cela, ce sera très compliqué, même pour Joe Biden de trouver une issue rapide à ce conflit. Les Américains ont en effet retiré les Houthis de la liste des organisations terroristes et il s'agit là d'une très bonne chose car en effet, il est difficile de négocier une paix si l'on considère que l'acteur en face est à proscrire et est terroriste. Les Saoudiens se sont offusqués de cette décision américaine car il est vrai que les Saoudiens sont quotidiennement frappés par des attaques de missiles et de drones armés sur leur territoire. Les Saoudiens sont en très grande difficulté mais le fait que les États-Unis s'investissent diplomatiquement, c'est majeur. Cependant, cette volonté américaine ne sera pas suffisante, il faudra toutes les énergies et notamment celle de l'Union européenne et des autres pays de la région pour s'investir et essayer de stopper ce conflit qui est en fait pluri forme en raison de nombreuses poches de conflits et de la fragmentation du pays. En effet, le conflit majeur oppose l'Arabie saoudite aux Houthis parce que cela pose directement un problème de souveraineté et de sécurité intérieure pour les Saoudiens, mais il faut aussi parler du désastre humanitaire que constitue cette guerre et de la destruction de toutes les infrastructures du Yémen.
Pour toute la communauté internationale, il s'agit là d'un devoir absolu de s'investir et de tenter de stopper cette guerre - en négociant bien sûr avec l'Iran.
L'Iran est en effet un acteur majeur de ce conflit. Les Saoudiens ont très vite jeté de l'huile sur le feu en considérant les Iraniens comme étant l'allié pivot et soutenant des Houthis depuis le début. Or, au départ ce n'était pas le cas mais cela s'est finalement avéré une vérité puisque l'Iran joue aujourd'hui un rôle clé dans cette guerre. Ainsi, l'Iran soutient logistiquement les Houthis, il les aide via des combattants du Hezbollah qui encadrent l'entraînement des Houthis et le soutien opérationnel avec la construction des missiles et des drones. On pourrait imaginer une sorte de négociation entre les États-Unis et l'Iran sur cette question, parallèlement à la négociation sur l'accord nucléaire, dossier qui fait craindre aux Saoudiens, Emiratis et Israéliens d'être lésés. Mais bien entendu derrière cette surenchère rhétorique il y a des arrangements et des négociations qui se feront. En effet, l'Arabie saoudite s'est réconciliée avec le Qatar suite au sommet d'al-Ula (5 janvier 2021) et le Qatar joue un rôle très important aux côtés des Koweïtiens et des Omanais pour tenter d'organiser, entre Riyad et Téhéran, des discussions pour essayer de construire des mesures, sinon de confiance, ou en tout cas une sorte de pacte de non-agression réciproque.
Constance Rousselle - Suite à la divulgation de ce rapport de la CIA, quelles mesures ont été prises par Washington ? Y aura-t-il de réelles conséquences si l'on considère l'intérêt mutuel des relations saoudo-américaines ?
Fatiha Dazi-Héni - Ce qui a été annoncé, c'est tout d'abord une batterie de sanctions contre soixante-seize personnes proches du prince héritier. Il y a, bien entendu, également cette forte pression exercée par Washington pour que le leadership saoudien se conforme sur le plan du droit et pour qu'il stoppe sa répression sur les dissidents saoudiens en exil, ou sur les saoudiens critiques de la politique de Mohammed Ben Salmane dans le pays. Par exemple, le Cheikh Salman al-Awdah, un clerc saoudien très populaire et réputé, est en prison depuis début octobre 2017 pour avoir critiqué d'une manière très soft la décision de Mohammed Ben Salmane de décréter l'embargo contre le Qatar. Or, maintenant que la réconciliation entre l'Arabie saoudite et le Qatar est scellée, beaucoup se demandent pourquoi le Cheikh est toujours en prison. D'un autre côté, les décisions du Royaume concernant certaines féministes comme Loujain al-Hathloul qui est sortie de prison, ou encore concernant les deux binationaux saoudo-américains qui ont également été relaxés, prouvent que l'Arabie saoudite se montre un peu plus flexible. Il y a par exemple toute une diplomatie publique pour dire qu'il y a eu beaucoup moins de condamnations à mort en Arabie saoudite en 2020 qu'en 2019 (27 en 2020 contre 184 en 2019). Il y a eu également l'abolition de la flagellation, et le fait de commuer la peine pour les mineurs à 10 ans de prison maximum dans les centres de détention pour mineurs.
Tout cela démontre la volonté de l'Arabie saoudite de ménager la nouvelle administration américaine.
Il y a également des annonces de réformes de l'appareil judiciaire et de codification du droit, qui sont des mesures inédites car elles sortent en partie de la sharia islamique. L'instauration de tribunaux commerciaux se fait aussi de manière intéressée afin d'attirer les investissements directs étrangers (IDE). À travers tout cela, le leadership saoudien et le prince héritier montrent qu'ils ne sont pas complètement sourds aux critiques et qu'ils peuvent se montrer flexibles. D'ailleurs, avec le plan Vision 2030, le prince héritier Mohammed Ben Salmane essaie de montrer aux États-Unis et aux investisseurs que l'Arabie saoudite est encore le grand El Dorado du Moyen-Orient. Il ne faut pas oublier que la diplomatie américaine n'est pas seulement formée du département d'État et du président Biden mais qu'elle est formée par tout un réseau d'industriels qui ont des intérêts à faire valoir avec l'Arabie saoudite (lobbies de l'armement et toute la technologie high tech de la Silicone Valley et les nombreux fonds de pensions US dans lesquels le royaume investit en masse). Cela, Mohammed Ben Salmane l'a clairement compris, il le met donc sur la balance et cette stratégie semble fonctionner.
Constance Rousselle - Selon vous, Joe Biden va-t-il à terme privilégier le dialogue avec le prince Salmane plutôt qu'avec Mohammed ben Salmane comme c'est le cas actuellement ?
Fatiha Dazi-Héni - L'annonce de Joe Biden sur le fait qu'il parlerait au roi Salmane et non au prince héritier était une vraie fausse annonce car de toute façon, c'est le roi qui est le chef d'État. Le roi Salmane est un homme âgé qui a toute confiance en son fils, même si effectivement il comprend qu'il y a des choses à corriger. Après l'affaire Khashoggi, le roi a mis en place tous ses conseillers de cabinet pour mieux entourer son fils, qui lui était entouré plutôt d'affairistes, de gens issus de l'appareil sécuritaire mais qui n'ont pas d'expérience politique ou diplomatique sur les affaires internationales et qui sont davantage loyaux à sa personne et des courtisans que de réels conseillers.
Aujourd'hui, la monarchie al-Saoud est une monarchie verticale où les pouvoirs sont concentrés entre les mains du prince héritier Mohammed Ben Salmane. Cela est inédit en Arabie saoudite car jusqu'à présent il y avait une monarchie horizontale où des fiefs princiers pouvaient contrebalancer la décision ultime : il s'agissait donc d'une décision collégiale.
Là, au contraire, le prince héritier est seul au pouvoir avec son père. Mais cela permet aussi de voir les limites du leadership bicéphale car le roi et son fils ne parlent pas toujours de la même voix. Par exemple, le roi Salmane reste quand même très attaché à la diplomatie traditionnelle du royaume notamment sur la question palestinienne : il n'est pas du tout sur la même ligne que son fils. Cela est en partie dû au très gros fossé générationnel entre le roi et son fils : le roi Salmane a quatre-vingt-cinq ans tandis que son fils a l'âge d'être son petit-fils, il a tout juste trente-cinq ans. De plus, Mohammed Ben Salmane est quand même assez novice en politique car au départ, il est davantage un affairiste qu'un homme politique. Mais pour contrebalancer cela, il s'est entouré d'autres poids lourds, des technocrates essentiellement, les membres issus de la famille royale sont de jeunes princes qu'il a cooptés car les grands princes influents et compétents sont soit marginalisés en résidence surveillée ou encore en prison. Cette gouvernance explique le dérapage despotique gravissime avec Jamal Khashoggi et cette répression très dure vis-à-vis des critiques et des opposants. Il y a toujours eu des périodes où le Royaume d'Arabie saoudite et les dirigeants verrouillaient sur le plan intérieur tout en alternant avec des périodes de détente. C'est la première fois qu'il y a un climat aussi répressif en Arabie saoudite. Traditionnellement, l'Arabie saoudite ce n'est pas l'Irak de Saddam Hussein, ce n'est pas la Syrie de Bachar al-Assad, mais là, avec cette dérive despotique, il y a un risque que l'Arabie saoudite aille sur ce chemin.
Elle se banalise en un État arabe ultra autoritaire qui fonde sa politique sur un appareil sécuritaire nouveau qui fonctionne sur le principe de la sécurité d'État (Amn al-Dawla), principe qui est typique des régimes autoritaires comme celui d'Assad ou comme celui du régime autoritaire égyptien.
Ce type de principe est un modèle importé en Arabie saoudite, il n'y a jamais eu ce type d'institutions auparavant. Les services de renseignement de l'ancien ministère de l'Intérieur étaient extrêmement efficaces et fonctionnaient très bien. L'ancien prince héritier et ministre de l'Intérieur, Mohammed Bin Nayef qui contrôlait avec des fonctionnaires très compétents ces Mabahîth (services de renseignement intérieurs), coopérait en parfaite intelligence aussi avec les États-Unis et les agences US de renseignement. Ces services étaient parfaitement compétents et au fait de tout ce qui se passait dans le Royaume, sans passer par cette politique ultra répressive et ce nouvel outil répressif mais en contrôlant strictement le maillage du territoire.