Amérique latine : la zone oubliée de la diplomatie française ?
Par Lyse Da Costa Montfort, chargée de mission au sein de la direction générale de l'Institut d'études de géopolitique appliquée.
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Lyse Da Costa Montfort, Amérique latine : la zone oubliée de la diplomatie française ?, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 25 juin 2024.
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Dans son analyse de la politique étrangère française vis-à-vis de l'Amérique latine, Maurice Vaïsse qualifie cette région de « l'angle mort de la diplomatie française » dans son ouvrage [1]. Il met ainsi en exergue la diminution significative de l'importance accordée à cette zone géographique dans les stratégies du quai d'Orsay.
La présence de la Guyane, un département français en Amérique du Sud, souligne la dimension latino-américaine de la France mais cette proximité géographique ne semble toutefois pas constituer un levier suffisant pour renforcer les alliances entre la France et les nations latino-américaines.
Historiquement, les échanges entre la France et l'Amérique latine, embrassant la politique, la culture et l'économie, ont été riches et ont façonné un héritage profondément enraciné dans les principes des Lumières et des liens culturels denses. Ces échanges, initiés sous Napoléon III et intensifiés suite aux mouvements d'indépendance des pays latino-américains au début du XIXe siècle, reflètent une riche dynamique de collaboration multidimensionnelle. L'évolution de ces interactions a été marquée par des démarches diplomatiques influentes, notamment les voyages de Charles de Gaulle en 1964 et le discours de François Mitterrand sur les relations Nord-Sud en 1981 au Mexique au début de son mandat [2]. L'implantation de nombreuses institutions éducatives francophones, notamment les Alliances françaises, dont la concentration est la plus élevée dans cette région, a renforcé les échanges culturels et intellectuels, exerçant une influence notable sur l'élite intellectuelle et artistique de la région. D'un point de vue économique, les engagements de grandes entreprises françaises, comme Total et Renault, dans des secteurs stratégiques, ont favorisé une intégration économique approfondie. La présence de la Guyane, un département français en Amérique du Sud, souligne la dimension latino-américaine de la France mais cette proximité géographique ne semble toutefois pas constituer un levier suffisant pour renforcer les alliances entre la France et les nations latino-américaines.
Bien que les liens historiques et culturels demeurent, le cadre de coopération semble se resserrer, focalisant les efforts sur des enjeux pragmatiques spécifiques plutôt que sur un partenariat global et intégré comme par le passé.
Depuis le début du XXIe siècle, il est flagrant que l'attention de la France envers cette région s'est estompée, éclipsée par des préoccupations géopolitiques prédominantes ailleurs, notamment en Europe, en Afrique et en Asie. Cette dérive des priorités diplomatiques et médiatiques peut être attribuée à plusieurs facteurs déterminants. La crise financière mondiale de 2008 a exigé une focalisation sur la stabilisation économique interne et européenne, tandis que les menaces sécuritaires accentuées par le terrorisme international après les attentats du 11 septembre 2001 ont redirigé l'attention vers des zones jugées stratégiques pour la sécurité nationale. L'émergence de puissances économiques en Asie, notamment la montée en puissance de la Chine, deuxième économie mondiale, a par ailleurs captivé l'intérêt diplomatique majeur de la France, entraînant une réorientation des ressources et de l'attention loin de l'Amérique latine, plaçant la région à un statut secondaire dans le discours public et académique. Du côté politique, durant les mandats de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, les relations franco-latino-américaines ont été marquées par un pragmatisme prononcé, qui s'est manifesté par une diminution des échanges politiques personnalisés et une concentration sur les dimensions économiques, notamment avec le Brésil et le Mexique. L'élection de François Hollande a provoqué une revitalisation temporaire de l'intérêt pour la région, axée spécifiquement sur la diplomatie environnementale et la réactivation d'un dialogue plus riche. Ce court regain d'intérêt a ensuite été détourné en raison de plusieurs facteurs, dont un réalignement des priorités politiques et économiques de la France envers d'autres régions jugées stratégiquement plus importantes ainsi qu'à des tensions politiques internes et des instabilités économiques dans plusieurs pays latino-américains. Ces éléments ont entraîné une réduction des interactions directes, notamment des visites d'État et des projets de coopération à grande échelle qui étaient auparavant courants. Pendant le premier mandat d'Emmanuel Macron, aucune visite présidentielle n'a été réalisée en Amérique latine, soulignant ce désengagement progressif [3]. Les divergences sur des questions telles que la politique environnementale et les droits de l'homme ont également créé des frictions. Bien que les liens historiques et culturels demeurent, le cadre de coopération semble se resserrer, focalisant les efforts sur des enjeux pragmatiques spécifiques plutôt que sur un partenariat global et intégré comme par le passé.
Le traité de libre-échange entre l'Union européenne et le Mercosur, en discussion depuis la fin des années 1990, cristallise les tensions actuelles. En 2024, ce dossier reste dans une impasse notable.
La relation entre la France et l'Amérique latine traverse actuellement une période de réévaluation stratégique, marquée par un certain refroidissement. Ce changement de dynamique s'explique par le réalignement des priorités politiques et économiques de la France, ainsi que sur des défis urgents tels que les tensions en Europe de l'Est et les relations avec la Chine. Dans ce contexte, bien que les échanges culturels et académiques persistent, l'engagement diplomatique et les investissements directs se sont modérés, reflétant une présence moins proactive en Amérique latine. Le traité de libre-échange entre l'Union européenne et le Mercosur, en discussion depuis la fin des années 1990, cristallise les tensions actuelles. En 2024, ce dossier reste dans une impasse notable, principalement en raison des préoccupations de la France concernant la protection de ses secteurs agricoles et les divergences en matière de réglementations environnementales et sanitaires. La France soulève notamment les répercussions environnementales de la déforestation intensive observée au Brésil, même en présence d'accords naissants sur la biodiversité entre les deux nations [4]. L'accroissement des craintes relatives à une concurrence déloyale, alimentées par les manifestations des agriculteurs européens, traduit parallèlement une opposition à cet accord économique [5]. Ces enjeux illustrent le dilemme entre la poursuite de bénéfices économiques et la nécessité de maintenir des normes élevées de protection sociale et environnementale. Ce contexte souligne l'importance capitale de parvenir à un consensus qui balance efficacement croissance économique et durabilité. Par ailleurs, « en délaissant la région latino-américaine, la France prend le risque d'affaiblir son rang diplomatique, notamment au sein des instances multilatérales », un facteur qui souligne davantage la nécessité de maintenir un engagement significatif et stratégique dans ces régions cruciales [6].
[1] M. VAÏSSE, « La Puissance ou l'influence ? La France dans le monde depuis 1958 », Paris, Fayard, 2009.
[2] A. ROUQUIÉ (dir.), « François Mitterrand et l'Amérique latine (1971-1995) », Seuil, 2017.
[3] G. ESTRADA, « Quarante ans de politique étrangère de la France en Amérique latine : les avatars de "l'angle mort" de la diplomatie française », in O. Dabène (dir.), Amérique latine. L'année politique 2021/Les Etudes du CERI, n° 259-260, janvier 2022.
[4] A. HEBERT, « Environnement : Emmanuel Macron et Lula signent un accord pour l'Amazonie », France Info, 2024.
[5] A. VUATAZ, « Colère des agriculteurs : la France peut-elle bloquer l'accord UE-Mercosur ? », Public Sénat, 2024.
[6] G. ESTRADA, « L'Amérique latine : l'angle mort de la diplomatie française ? », Areion24, 2022.