Bercy peut-il assumer son rôle géopolitique ?
Par Yohan Briant, directeur général de l'Institut d'études de géopolitique appliquée.
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Yohan Briant, Bercy peut-il assumer son rôle géopolitique ?, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 14 novembre 2023.
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En 1966, Charles de Gaulle, exerçant son second mandat, annonce le retrait de la France du commandement intégré de l'OTAN. Il justifie cette décision dans une lettre adressée le 7 mars 1966 au président des États-Unis Lyndon Johnson, dans laquelle il évoque la volonté française de recouvrer l'entier exercice de sa souveraineté sur le sol national. La rupture géopolitique caractérisée par la chute de l'URSS implique de profonds changements stratégiques. Le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 (le troisième exercice du genre après ceux de 1972 et de 1994) préconise la réintégration de la France au commandement intégré, tout en soulignant l'importance de trois principes stratégiques : l'indépendance des forces nucléaires françaises, l'absence d'automaticité dans les engagements et la liberté permanente de décision. Si la réintégration française est entérinée en 2009, la France reste toutefois à l'écart du groupe des plans nucléaires, sauvegardant ainsi le caractère strictement national de sa dissuasion nucléaire.
Le feuilleton otanien de la France ne s'arrête pas là. Le président de la République française Emmanuel Macron accusera l'Alliance, le 7 novembre 2019, de se trouver en état de « mort cérébrale » avant de faire de la France la « nation-cadre » de la mission Aigle, dans le cadre de la guerre d'Ukraine. Les revirements français vis-à-vis de l'OTAN sont tout autant politiques que stratégiques. Sur le plan domestique, le positionnement de la France à l'Alliance est systématiquement interprété à travers le prisme de la souveraineté, de l'indépendance et de la fidélité à la figure tutélaire qu'est le général De Gaulle. Pour autant, la facilité avec laquelle les Français s'engouffrent dans ces débats témoigne de l'autonomie considérable dont dispose la France ; une autonomie diplomatique et politique qui repose, dans le cas présent, en large partie sur ses capacités militaires et sur une forme de profondeur stratégique.
Pour autant, un nombre toujours croissant d'entreprises françaises est cédé à des groupes étrangers, y compris celles occupant un rôle central dans notre dissuasion nucléaire : Alstom, Exxelia, Albert & Duval, ou plus récemment Athos (Eviden), dont la vente d'une partie des actifs a constitué le feuilleton industriel du moment. Les risques évidents que représente le passage de ces actifs stratégiques sous pavillon étranger cadrent difficilement avec la position que revendique la France au sein d'un ordre international en recomposition. Comment incarner une « puissance d'équilibres » lorsque les outils de puissance reposent en partie à l'étranger ? Comment s'imposer en tant que « puissance partenariale de confiance » dès lors qu'on ne dispose plus des capacités suffisantes pour revendiquer une égalité partenariale ? Certes, le poids international de la France ne repose pas uniquement sur ses capacités militaires et industrielles. Il s'agit cependant de l'angle privilégié, à tort ou à raison, auprès de certains partenaires (l'Inde, l'Indonésie) ou dans certaines régions (Afrique de l'Ouest et Sahel).
L'ensemble donne l'impression globale d'un manque de cohérence, comme si le gouvernement approchait les éléments les uns après les autres, sans considérer l'équation dans son ensemble, à l'heure où Emmanuel Macron multiplie pourtant les annonces en faveur de la réindustrialisation du pays (on se souvient de son passage sur la nécessité de mettre en place une « économie de guerre »).
L'annonce du veto de Bercy au passage du robinetier Segault sous pavillon américain intervenue le 6 octobre dernier à l'issue d'une instruction longue de plusieurs mois, souligne la lenteur de l'administration française à trancher sur ces questions stratégiques et le décalage qui se creuse entre la temporalité des administrations étatiques et celle des acteurs privés. Nouvelle indication, s'il en faut, qu'il est désormais urgent d'intégrer la sauvegarde des fleurons industriels français à une vision d'État, conçue et appliquée sur le long-terme et avec les intérêts nationaux comme seule ligne de mire. Cette urgence est d'autant plus caractérisée à l'aune des transformations économiques de l'ordre international, au cœur des rivalités de puissance. Si les économies des grandes puissances sont interdépendantes, leurs approches diffèrent. Cela alimente la compétition voire les affrontements entre puissances. Les deux premières puissances économiques mondiales, que sont les États-Unis et la Chine, conduisent des politiques économiques protectionnistes, mettant en péril l'équilibre du modèle européen et la sécurité économique de ses États membres. La donne géoéconomique a changé, charge à la France et à l'Union européenne de l'intégrer.