Côte d’Ivoire : des enjeux politiques, sécuritaires et économiques
Constance Rousselle, chargée d'études au sein de la Direction générale de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, s'est entretenue avec Xavier Aurégan, Maître de conférences à la FLSH (Université Catholique de Lille)
Comment citer cet entretien
Xavier Aurégan, « Côte d'Ivoire : des enjeux politiques, sécuritaires et économiques », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Mars 2021. URL : cliquer ici
La Côte d'Ivoire fait figure de géant régional en Afrique de l'Ouest. Autrefois qualifiée de « locomotive » en raison de son leadership régional, le pays connaît depuis 2012 une croissance économique soutenue, de l'ordre de 8% par an environ. Premier producteur de cacao au monde, la Côte d'Ivoire possède également du café, du coton ou du pétrole. Les ports d'Abidjan ou de San Pedro fournissent plusieurs États voisins et la Côte d'Ivoire produit un tiers du PIB de l'UEMOA. Le pays représente ainsi un pôle de stabilité politique et économique dans la région. Mais ce leadership régional pourrait bien être altéré par des crises politiques, économiques, ou sécuritaires.
Constance Rousselle - Alassane Ouattara a été réélu président de la Côte d'Ivoire le 03 novembre 2020 pour un troisième mandat. Ce dernier avait récemment changé d'avis en décidant de se porter candidat suite au décès de Coulibaly. La crainte de violences à la suite des élections d'octobre 2020 fut vive, chacun se remémorant les événements de 2010. Qui est Alassane Ouattara et quels ont été les événements de la crise post-électorale de 2010-2011 ?
Xavier Aurégan - Alassane Ouattara, économiste, est un homme politique chevronné et « historique » en Côte d'Ivoire puisqu'il a été nommé Premier ministre de 1990 à 1993, année du décès de Félix Houphouët-Boigny. Il est le véritable premier Premier ministre ivoirien puisqu'en 1990, le discours de La Baule de François Mitterrand lie l'aide publique au développement française à l'ouverture politique au sein des ex-colonies françaises ; en d'autres termes, les États africains francophones sont sommés de pratiquer le multipartisme en officialisant les partis d'opposition qui peuvent par conséquent se présenter aux élections, libres. Durant trois années, il entame une réforme économique et financière par le biais d'une politique d'austérité et partant, d'une grande rigueur budgétaire prônée par les Programmes d'ajustement structurels (PAS) du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale depuis 1981.
Marginalisé au sein de l'ancien parti unique, le Parti démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI), il est écarté à la suite du décès de Félix Houphouët-Boigny : Henri Konan Bédié, Président de l'Assemblée nationale, est constitutionnellement le président de la République par intérim et nomme Daniel Kablan Duncan en tant que Premier ministre. En 1994, il rejoint une nouvelle fois le FMI en tant que Directeur général adjoint (1994-1999). Il revient en Côte d'Ivoire en 1999 afin de préparer l'élection présidentielle de 2000. Nommé Président du Rassemblement des Républicains (RDR), sa campagne électorale est stoppée nette en raison du concept xénophobe d'ivoirité et du coup d'État de Noël 1999, la junte militaire menée par Robert Gueï n'assouplissant aucunement les conditions pour qu'il puisse se porter candidat à la présidence. Il devra donc patienter jusqu'à l'élection présidentielle de 2010.
Si le premier tour de l'élection de 2010 se déroule dans des conditions tout à fait satisfaisantes, le second, qui oppose le Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo au Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP, alliance entre le PDCI et le RDR), est une contestation permanente de chaque bureau de vote. S'ensuivent des résultats a fortiori contradictoires qui annoncent d'un côté Alassane Ouattara vainqueur (par le biais de la Commission électorale indépendante (CEI)), et ainsi Laurent Gbagbo de l'autre (Conseil constitutionnel).
Les deux camps mobilisent leurs troupes, jeunes et souvent violentes, et le pays sombre de nouveau dans un conflit armé non-international de haute intensité, ou guerre civile. Les deux camps ont des soutiens internes et régionaux, mais surtout internationaux : Occident dont la France de N. Sarkozy, Nigeria ou Kenya pour A. Ouattara ; Russie, Chine, Liban ou Afrique du Sud pour L. Gbagbo. Le premier bloc l'emporte et les forces pro-Ouattara gagnent rapidement, entre janvier et mars 2011, le Sud du pays, et enfin Abidjan. L. Gbagbo est finalement arrêté le 11 avril 2011 et A. Ouattara est officiellement intronisé Président de la République le 21 mai à Yamoussoukro.
C.R - Lors de l'élection présidentielle de 2020, des manifestations ont été organisées par l'opposition, qui a par ailleurs boycotté le scrutin. Ces manifestations ont provoqué la mort de plusieurs personnes. Pourquoi la victoire présidentielle d'Alassane Ouattara le 31 octobre 2020 fut-elle fort controversée ?
X.A - La controverse vient principalement d'un double fait : qu'A. Ouattara ait annoncé qu'il ne se représenterait pas en 2020, et qu'il y ait eu une forme de clivage autour de la Loi 2016-886 portant IIIe Constitution ivoirienne. Cette dernière a été interprétée de deux manières : pour l'opposition, une nouvelle Constitution ne permet pas d'envisager un troisième mandat ; pour le pouvoir, si. De fait, l'âge avancé d'A. Ouattara (79 ans, soit 4 de plus que l'ancienne Constitution ne le permettait pour devenir Président) a également été au cœur des débats et rivalités internes ivoiriens. Le décès de son Premier ministre Amadou Gon Coulibaly (8 juillet 2020) - et de son autre Premier ministre Hamed Bakayoko en mars 2021 - a sonné le glas de la passation de pouvoir au sein du RDR. Sans dauphin, sans « privilégié », A. Ouattara s'est senti investi d'une mission : ne pas laisser le pouvoir aux mains d'opposants, soit le PDCI et l'un de ses plus anciens rivaux, Henri Konan Bédié.
Dorénavant, la question qui se pose est identique à l'an passé : qui, en 2025, au plus tard, sera désigné comme tête de pont du RDR ? Qui sera présidentiable ? Et surtout, que feront le PDCI, Guillaume Soro... et Laurent Gbagbo, certainement revenu en Côte d'Ivoire ?
En définitive, tant que les trois leaders historiques seront en vie, l'échiquier politique ivoirien restera peu ou prou le même, en comptant l'équation « Soro ».
C.R - Le 6 mars 2021 se sont tenues les élections législatives en Côte d'Ivoire. Même si les résultats définitifs ne sont pas encore annoncés, le résultat de ces élections ne sera sans doute une surprise pour personne, la victoire du parti du président Alassane Ouattara semblant assurée. Le parti serait en effet convaincu d'obtenir la majorité à l'Assemblée nationale, avec au minimum 128 sièges sur les 255. Cette victoire aux élections législatives renforcerait sûrement davantage le pouvoir d'Alassane Ouattara. Au vu des épisodes antérieurs de violence en Côte d'Ivoire lors d'élections, pensez-vous que l'annonce de la victoire du parti d'Alassane Ouattara aux élections législatives pourrait entraîner une nouvelle vague de protestations et de violence ? Pourrait-elle voir l'émergence d'une opposition plus forte ?
X.A - Entre boycotts, rivalités internes et incapacité à « peser » politiquement sur l'ensemble du territoire ivoirien en raison d'une vie et d'une communication politiques phagocytées par le RDR et/ou les soutiens à A. Ouattara, l'opposition (PDCI et FPI principalement) est fortement affaiblie par l'absence de L. Gbagbo d'une part, et les tensions au sein du PDCI induites par l'accaparement des pouvoirs par Henri Konan Bédié qui empêche toute relève au sein du parti historique ivoirien d'autre part.
Dans ce cadre qui ne favorise en rien une certaine dynamique démocratique en Côte d'Ivoire, et qui favorise surtout l'emprise générale du « système Ouattara » sur le pays, soit un système kleptocrate (Aurégan, 2018) il est effectivement envisageable d'imaginer de nouvelles vagues de violence, d'autant que les mutineries et contestations dans l'armée ivoirienne restent une question en suspens.
Le principal enjeu de la vie politique ivoirienne est en définitive inhérent au renouvellement des acteurs - pour ne pas dire leaders - politiques, et conséquemment à la succession d'A. Ouattara au RDR, d'Henri Konan Bédié au PDCI, et de L. Gbagbo au FPI. Une opposition plus forte passe nécessairement par l'intégration de « forces vives » dans ces partis, soit par une nouvelle génération qui fasse au moins partiellement table rase des trente dernières années.
C.R - Le pays connaît depuis 2012 une certaine croissance économique, de l'ordre de 7 à 8% par an en moyenne. Cependant, la crise de la Covid-19 affecte gravement l'économie de ce pays, touchée par la réduction des exportations et les confinements. La croissance économique du pays pourrait-elle ainsi être durablement affectée par cette crise, et comment cela affecterait-il les autres pays de la région ?
X.A - La Côte d'Ivoire est depuis de nombreuses décennies le moteur économique de la sous-région, francophone en particulier. Si nous sommes bien loin du « modèle économique ivoirien » des années 1960 et début 1970, le territoire ivoirien reste intégrateur à l'échelle régionale, ne serait-ce que par le biais du Port autonome d'Abidjan (PAA) et des corridors ferroviaire et surtout routiers qui relient le Golfe de Guinée à l' « intérieur », soit le Mali et le Burkina Faso notamment.
En cela, Abidjan et plus largement la partie méridionale de la Côte d'Ivoire forment un vaste hub, ou pôle, tant infrastructurel qu'agricole.
Par exemple, la Côte d'Ivoire est le deuxième État africain le mieux doté en infrastructures derrière l'Afrique du Sud, ou encore le 50e État en la matière au niveau international. Ces facteurs, ajoutés à l'industrie (agro-industrie surtout), à la démographie, au Plateau abidjanais concentrant les sièges sociaux et/ou filiales de grands groupes étrangers comme « africains », en font une économie moteur de la zone. Ce faisant, si la Côte d'Ivoire perd des points de croissance, des répercussions auront nécessairement lieu chez les voisins, dépendants de la porte d'entrée et de sortie que constitue le PAA. De plus, les flux ne sont uniquement Sud-Nord, la Côte d'Ivoire étant elle-même partiellement dépendante du dynamisme économique et commercial des riverains. La crise sanitaire touche et touchera l'ensemble du globe, de manière différenciée il va sans dire, et il faut espérer que l'Afrique subsaharienne, potentiellement moins touchée par la Covid-19, soit résiliente à l'image de la Côte d'Ivoire durant la crise d'Ébola. Plus largement, l'inquiétude peut venir du tarissement des flux, y compris d'IDE qui sont déjà très faibles, provenant des États occidentaux et « émergents », la Chine en premier lieu... (Aurégan, 2016).
C.R - La Côte d'Ivoire ne subit pas seulement des tensions politiques ou économiques. En effet, le pays est en proie à des problèmes sécuritaires face à la menace terroriste régionale. Les attaques djihadistes au Sahel sont nombreuses et la Côte d'Ivoire a elle-même subi - entre autres - un attentat en 2016 au Grand-Bassam, revendiqué par Al-Qaïda au Maghreb islamique. La Côte d'Ivoire a ainsi développé un centre (académie) régional de lutte contre le terrorisme. Quel est aujourd'hui l'état de la menace terroriste en Côte d'Ivoire et comment ce pays agit-il pour contrer la menace dans la région ?
X.A - En sus de cette Académie internationale de lutte anti-terroriste financée et accompagnée par Paris, la Côte d'Ivoire tente depuis 2011 de réhabiliter ses outils de renseignement, qui sont prioritairement d'origine humaine.
Depuis 2016 notamment, il est effectivement envisageable de qualifier le risque terroriste d' « aigu ». La situation est de plus en plus tendue au Nord, dans les zones transfrontalières avec le Mali et le Burkina Faso.
Les écoles coraniques fondamentalistes se multiplient, des groupes parfois issus des démembrements des « Comzones » des années 2000 prélèvent encore des formes de rentes sur les territoires ruraux isolés, et leurs liens avec des groupes définis comme terroristes sont de plus en plus étroits. En cela, c'est préoccupant.
D'autant plus que les deux frontières ne sont pas totalement contrôlées et sécurisés (comment pourraient-elles l'être ?!), et que les flux sont ainsi denses, fréquents et de multiples origines.
Yamoussoukro manque de moyens matériels, techniques, technologiques et humains pour enrayer cette spirale, et nous verrons dans quelques années si l'Académie a permis d'entraver déplacements, organisation, ravitaillement et armement.
Faute de moyens donc, le gouvernement ivoirien semble fermer les yeux sur le « phénomène Dozos », ces chasseurs traditionnels qui seraient plus de 200 000 au Nord, et qui entendent instaurer par la force la sécurité dans cette vaste région septentrionale, et donc frontalière. Formant une force de sécurité parallèle aux forces de l'ordre officielles, ils balisent, contrôlent, interpellent et tuent parfois les individus soupçonnés d'appartenir à un groupe terroriste/fondamentaliste. Il y a de nombreuses manières de lire cette présence armée non-officielle, mais elle a, a minima, le mérite d'exister. Contrairement à certains pays occidentaux ou asiatiques par exemple, les États africains ne peuvent se permettre de développer l'approche verticale, concentrée et hiérarchisée de la sécurité nationale ; leur modèle, qui reste à inventer, serait donc celui de l'approche en partie horizontale. Lorsqu'on voit les résultats du G5 Sahel ou de la Force multinationale mixte autour du lac Tchad (Aurégan, 2018), penser cette approche ne serait pas inapproprié...
Références
Aurégan, X. (2018). Côte d'Ivoire : le bilan inquiétant du « système Ouattara ». Diplomatie, 93, 18-23.
Aurégan, X. (2018). La lutte contre Boko Haram : définition, limites et perspectives. Esprit-RI, ILERI. Repéré à https://www.esprit-ri.fr/la-lutte-contre-boko-haram-definition-limites-et-perspectives/
Aurégan, X. (2016). Géopolitique de la Chine en Côte d'Ivoire. Paris : Riveneuve.