Coup d'État en Birmanie : quel avenir pour la démocratie ?
Constance Rousselle, chargée d'études au sein de la Direction générale de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, s'est entretenue avec David Camroux, chercheur spécialisé dans l'étude des systèmes politiques asiatiques au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Paris.
Comment citer cet entretien
David Camroux, « Coup d'État en Birmanie : quel avenir pour la démocratie ? », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Mars 2021. URL : cliquer ici
Depuis l'exode forcé des Rohingyas, qualifié par le secrétariat de l'ONU en 2017 de « génocide », la Birmanie est un pays fortement présent sur la scène médiatique. Le pays est aujourd'hui en proie à une autre crise, une crise politique : le gouvernement civil en place vient en effet d'être victime d'un coup d'État.
Constance Rousselle - Le premier février 2021, l'armée birmane a perpétré un coup d'État, qualifié d'anticonstitutionnel et d'antidémocratique par le porte-parole d'Antonio Guterres. La junte militaire birmane a, entre autres, arrêté la conseillère spéciale d'État (et Premier ministre de facto) Aung San Suu Kyi. Quelles sont les raisons de ce coup d'État et en quoi l'arrestation de la chef de la Ligue nationale pour la Démocratie est-elle liée aux résultats des élections législatives du 08 novembre 2020 ?
David Camroux - Tout d'abord, ce coup d'État par l'armée birmane est assez difficile à comprendre, car l'armée, le Tatmadow, détient déjà beaucoup de pouvoirs. En effet, la constitution de 2008 a permis à l'armée birmane d'obtenir de grands avantages : elle leur garantit 25% des sièges au Parlement et leur donne le contrôle de trois ministères : le ministère de l'Intérieur, celui de la Défense et le ministère du Contrôle des zones frontalières. Il ne s'agit donc pas d'un coup d'État pour prendre le pouvoir en tant que tel mais plutôt pour obtenir le peu du pouvoir qui leur échappe.
Il y a deux points importants à rappeler. Après l'histoire coloniale de la Birmanie et depuis l'indépendance du pays en 1948, l'armée birmane se considère comme la garante de l'unité nationale. Elle considère que les leaders civils en général ne sont pas légitimes. L'armée a pris le pouvoir une première fois en 1958 à la demande du mouvement civil issu de l'indépendance de 1947/1948. La junte militaire birmane a perpétré un premier coup d'État en 1962 et est restée au pouvoir jusqu'en 1988. En 1988 a eu lieu un premier grand mouvement de protestation, qui a été réprimé dans le sang par l'armée. On estime qu'il y aurait eu environ 3000 morts lors de cette répression. Puis en 1990, des élections libres pour un parlement constituant et la réalisation d'une Constitution sont organisées. Lors de ces élections, Aung San Suu Kyi et son parti, la Ligue nationale pour la démocratie, gagnent environ 80% des sièges, chiffre qu'ils garderont par la suite, jusqu'en 2020 où ils ont obtenu environ 83% des sièges. Mais l'armée refuse de donner le pouvoir au mouvement civil. Puis, en 2007 a eu lieu la révolution Safran des moines, durant laquelle les militaires ont tué une dizaine de personnes. À l'époque il y a des réformateurs parmi les militaires qui considèrent qu'il faut aller vers la démocratie, ou tout du moins aller vers une façade démocratique.
En 2008, une Constitution a été rédigée et votée. Les élections de 2010 sont boycottées par le parti de Aung San Suu Kyi. En 2012, après les pourparlers, celle-ci entre au parlement et en 2015, elle gagne haut la main les élections législatives. Mais il y a deux problèmes. Le premier est la Constitution de 2008. En effet, pour les militaires, la démocratie doit être une démocratie disciplinée, sous surveillance. Cela est d'ailleurs exprimé par le slogan « discipline-flourishing democracy ». Les militaires souhaitent contrôler tout le processus démocratique. Pour Aung San Suu Kyi, la constitution de 2008 est mauvaise, mais il s'agit tout de même d'un commencement. Le deuxième problème réside dans le fait que par rapport aux élections de 2020, les militaires et leur parti USDP (Parti de l'Union, de la solidarité et du développement) commencent à croire leur propre propagande. Mais, ils réalisent qu'ils sont très loin derrière lors de ces élections où ils n'obtiennent que 8% des sièges, tandis que la NLD en a obtenu 83%. D'autre part, bien qu'Aung San Suu Kyi est perçue comme encore plus légitime après cette deuxième victoire, les militaires n'ont jamais accepté le fait qu'Aung San Suu Kyi soit première ministre et présidente de facto du pays. Ils avaient en effet introduit une clause dans la Constitution de 2008 interdisant à quelqu'un ayant des enfants étrangers de devenir président du pays. Cela visait personnellement Aung San Suu Kyi, mariée à un Britannique. Mais celle-ci a réussi à contourner ce problème, avec l'aide de son conseiller juridique (qui a par la suite été assassiné). Ils ont créé le poste de conseiller spécial d'État, qui est un poste équivalent à celui de Premier ministre, mais dans lequel Aung San Suu Kyi joue en réalité le rôle de président. Le président, qui est son ancien médecin personnel, est donc plutôt en poste symboliquement. Or, les militaires n'ont jamais accepté qu'elle ait réussi à prendre ce rôle.
Mais il est quand même difficile de comprendre les raisons de ce coup d'État car malgré tout, l'armée bénéficiait de cette démocratisation : ils possèdent deux grands conglomérats plus d'autres entreprises et les généraux ainsi que leurs enfants sont devenus riches grâce à l'ouverture du pays permise par Aung San Suu Kyi.
Objectivement, à première vue ce coup d'État n'avait donc pas de grand intérêt pour eux. La seule raison qui pourrait expliquer ce coup d'État serait peut-être liée à une ambition personnelle du chef de la junte militaire birmane le Général Min Aung Hlaing, qui devait partir à la retraite au mois de juillet 2021. D'autres pensent que c'est une affaire interne à l'armée. Mais dans cette armée, les généraux sont les « guerriers », les officiers de combat et non pas des politiciens en uniforme comme dans d'autres pays. Tout ce qu'ils ont connu depuis soixante-dix ans, c'est la guerre civile. Ils ne connaissent que la répression.
Les militaires birmans ont voulu faire un coup d'État à la thaïlandaise. En effet, en Thaïlande, après 1932 et suite à la fin de la monarchie absolue, il y a eu de nombreux coups d'État. Ces derniers étaient organisés pour deux raisons. Tout d'abord, ils pouvaient être réalisés quand le mouvement en place était jugé « corrompu ou incompétent ». Après un coup ils changent la Constitution et écartent les opposants par voie juridique, puis réorganisent par la suite des élections. Mais à la différence, en Thaïlande les coups d'État étaient « légitimités » pour défendre aussi la monarchie. Or, en Birmanie, il n'y a pas de monarchie, ni de roi. Les militaires birmans ont fait ce coup d'État sans forcément mesurer l'ampleur des réactions qui allaient suivre.
Il y a en effet en Birmanie une jeune génération qui n'a connu que la démocratie (ou tout du moins le commencement du système démocratique). Même si cette jeune génération savait que le processus démocratique était le mythe de Sisyphe, ils se disaient qu'il y avait au moins un départ, que le processus démocratique avait commencé. Or, ces militaires volent leur démocratie et leur avenir. C'est cela qui différencie les protestations actuelles de celles de 1988 ou 2007 : dans les manifestations d'aujourd'hui, il y a une volonté de conserver la démocratie.
C.R - De nombreuses manifestations ont éclaté suite au coup d'État. La ville de Rangoun voit notamment la tenue régulière de manifestations, qui ont déjà entraîné une cinquantaine de morts. Or, lundi 08 mars 2021 dans la nuit, l'armée a procédé à de nouvelles fouilles et arrestations. De plus, les licences de cinq médias indépendants ont été supprimées. Qui sont les manifestants et comment l'armée réagit-elle face à ces protestations ? Représente-elle ainsi un danger pour la liberté d'expression et les droits de l'homme en Birmanie ?
D.C - L'armée représente très clairement une menace pour la vie des birmans. Ce que l'on voit, ce sont les manifestations. Mais en réalité, il ne s'agit que de la partie émergée de l'iceberg. Il y a en réalité un mouvement de désobéissance civile qui touche tout le monde en Birmanie, des enfants jusqu'aux grands-parents. Or, l'armée peut arrêter des manifestants, mais pas tout un pays qui se révolte. Les jeunes sont soutenus par leurs parents qui ont connu les manifestations de 2007, mais ils sont également soutenus par leurs grands-parents qui, eux, ont connu les manifestations de 1988 et qui ont connu cinquante ans ou plus de régime militaire. Il s'agit donc là de quelque chose de très, très profond, partout en Birmanie. Cela ne touche pas seulement la majorité Bamar, mais tous les groupes ethniques de Birmanie, sauf les bouddhistes de l'État Rakhine qui eux soutiennent, semble-t-il les militaires.
En fait, l'armée est en train de réussir ce que Aung San Suu Kyi n'a pas réussi : unifier les groupes ethniques, unifier le pays contre les militaires.
C.R - Même si Washington s'est opposé au coup d'État en Birmanie, la communauté internationale ne l'a pas fermement condamné dès le départ. Ainsi, la Russie et la Chine se sont dans un premier temps opposées à une position commune du Conseil de sécurité de l'ONU, avant de finalement accepter un texte qui ne condamnait plus directement le coup d'État. De plus, le quotidien chinois Global Times a qualifié le coup d'État de « remaniement ministériel ». Certains vont même plus loin en accusant, sans preuve, la Chine d'avoir soutenu le coup d'État ou d'avoir aidé à couper Internet dans le pays. Une accusation rejetée par le principal intéressé. Quelles sont donc exactement les relations qu'entretiennent la Chine et la Birmanie ? La Chine aurait-elle pu avoir un intérêt à soutenir ce coup d'État ?
D.C - Objectivement, la Chine n'a pas d'intérêt à soutenir ce coup d'État. La Chine joue comme d'habitude un double jeu, à la fois avec les militaires et avec Aung San Suu Kyi. Aung San Suu Kyi a essayé d'avoir des rapports assez neutres avec les Chinois et avec les Japonais, qui investissent beaucoup en Birmanie. Mais, en réalité, l'investissement chinois a diminué de 25% ces cinq dernières années. Les Chinois et les militaires birmans ne s'aiment pas. La Birmanie est un pays assez xénophobe et sinophobe. Les birmans ont profité des cinq dernières années pour diversifier leurs acquisitions d'armes, notamment chez les russes (chars, blindés, etc.), notamment chez les Russes. Quant à eux, les dirigeants chinois considèrent les militaires birmans avec beaucoup de mépris et ils n'avaient objectivement pas d'intérêts à soutenir le coup d'État. Même si le ministre des affaires étrangères chinois a rencontré Aung San Suu Kyi et le chef militaire et a déclaré : « Il faut que l'armée garde sa place dans le régime ».
Mais bizarrement la Chine a plus besoin de la Birmanie que le contraire. Ce que la Chine souhaite de la Birmanie, c'est l'ouverture vers la baie de Bengale ainsi que la mise en place de deux pipelines et d'une route vers le Yunnan. Pour la Chine, la Birmanie représente une porte ouverte vers l'Océan indien et l'arrivée du pétrole du Moyen-Orient directement au Yunnan sans passer par le détroit de Malacca ni la mer de Chine de sud, mais c'est également la possibilité d'acheter du gaz birman.
La Chine a plus de 2000 kilomètres de frontières avec la Birmanie. Il y a des trafics de jade ou d'autres matières précieuses qui passent par la frontière avec le Yunnan. La Chine joue également un double jeu car elle soutient aussi certains groupes d'insurgés ethniques qui sont contre les militaires birmans. Il y a donc une grande hypocrisie dans ces relations.
C.R - La Birmanie est en effet un pays aux nombreuses ressources naturelles et elle est devenue au fil du temps un terrain stratégique pour les investisseurs étrangers. La Birmanie est ainsi le premier producteur mondial de jade jadéite. Le pays regorge de pierres précieuses (saphir, rubis). Ainsi, la Chine n'est pas la seule à s'intéresser à ce pays, l'Inde y trouvant également des intérêts. Mais l'armée reste le principal acteur de l'exploitation minière, organisant la vente des richesses. Quelles sont les conséquences de l'exploitation de ces ressources sur les populations locales et quels bénéfices le pays tire-t-il de l'exploitation de ses ressources ?
D.C - En 2020, 34 millions de dollars de vente de jade ont été déclarés mais le montant réel est estimé à plus d'un milliard. Beaucoup d'argent va dans les poches des militaires et des intermédiaires, souvent chinois. Ces frontières sont complètement poreuses, il y a beaucoup de trafic et les militaires en profitent. Cela a bien sûr des implications pour les populations locales, parce que cela implique une pression pour contrôler l'accès à ces mines. De plus, il y a des projets chinois de construction de barrages sur les deux plus grands fleuves de Birmanie, les fleuves Salouen et Irrawaddy, qui ont été arrêtés car cela entraînait beaucoup d'hostilité de la part de la population. En effet, la construction de ces barrages impliquait des déplacements de paysans qui n'étaient pas bien compensés. L'un des arguments qui pourrait faire penser que la Chine est derrière ce coup d'État est qu'effectivement la construction de ces barrages coûte très cher.
Peut-être que le mouvement militaire va aider à faciliter ces constructions. Mais Aung San Suu Kyi est devenue assez souple sur ces questions. La Chine n'avait donc rien à gagner dans ce coup d'État.
C.R - Pour revenir au récent coup d'État, le 08 février 2021, la tenue d'élections législatives dans un délai d'un an a été annoncée par le commandant en chef de l'armée, le général Min Aung Hlaing. De plus, le 15 février 2021, le major général Zaw Min Tun, porte-parole du conseil militaire, a annoncé lors d'une conférence de presse que leur objectif était la tenue d'élections. Il réfute par ailleurs les accusations de coup d'État et se veut garant de la démocratie. Quel avenir pour ce pays et quelle place pour la démocratie ?
D.C - Cela copie un peu le modèle thaïlandais : l'armée birmane souhaite avoir des élections, mais elle va sûrement faire comme les Thaïlandais, c'est-à-dire qu'ils vont faire des élections en interdisant à Aung San Suu Kyi d'être candidate par exemple. Le procès contre elle l'empêchera d'être candidate. Ils vont sans doute essayer d'interdire également son parti et peut-être aussi changer le mode de scrutin. Lors des élections, le parti de Aung San Suu Kyi a gagné les deux tiers de voix mais cela se traduit en 83% des sièges. Les USDP, parti des militaires, ont gagné 7/8% des sièges, mais quand même 22% des voix. Donc avec un système à la proportionnelle on pourrait imaginer, en ajoutant les 25 sièges des militaires qu'ils arriveront avec une majorité au Parlement. Mais est-ce que les militaires sont assez habiles pour trouver une solution politique ? On peut en douter : quand on voit la violence de la répression, on comprend qu'elle est le seul instrument du gouvernement avec lequel le Tatmadaw est à l'aise.