Entretien avec Nicolas Quénel - Le terrorisme en Asie, un phénomène protéiforme
Dans le cadre des activités de recherche et de formation du Pôle Radicalisation & Terrorisme de Notre Centre de recherche, Anais Gillot, chercheur au sein du Pôle, a rencontré Nicolas Quénel afin de l'interroger sur la présence terroriste en Asie.
Nicolas Quénel est un journaliste indépendant spécialisé sur le développement des mouvements violents en Asie du Sud-Est et le développement de l'organisation Etat islamique dans la région.
Anaïs Gillot : Nous savons que le terrorisme en Asie du sud-est est polymorphe : islamiste, indépendantiste, maritime, etc. Quelles sont, selon vous, les grandes menaces terroristes actuelles en Asie du Sud-est ?
Nicolas Quénel : Comme vous l'avez rappelé, le terrorisme dans la région est protéiforme. Si l'on ne devait en garder qu'une, cela serait indéniablement le terrorisme islamiste du fait du changement de paradigme qu'a entraîné l'émergence de l'Etat islamique (EI ou appelé « Daech ») dans la région. Même si le terrorisme en Asie du Sud-est reste un phénomène largement méconnu en France, il n'a rien de nouveau. Les médias français et européens commencent à peine à s'y intéresser depuis la bataille de Marawi [1] en mai 2017 et l'émergence progressive de l'Etat islamique dans la région. Trop complexe, trop éloigné de nous, nous sommes face à un trou noir de l'information en France. Il serait bien hasardeux d'essayer de dresser un portrait exhaustif de la situation sécuritaire dans la région en seulement quelques lignes.
Toutefois, pour avoir un aperçu de la complexité de la situation, l'exemple des Philippines est éloquent. Le sud du pays peine à sortir de 60 ans d'insurrection armée menée par divers groupes, plus ou moins importants, que ce soit islamistes ou indépendantistes. Ces mêmes groupes ont évolué, se sont subdivisés en entités allant parfois jusqu'à des organismes monocellulaires et ont parfois prêté allégeance à divers groupes terroristes internationaux comme Al-Qaïda ou l'Etat islamique.
Cette multitude de groupes et d'intérêts, parfois divergents, parfois convergents, met en lumière le fait que nous ne parlons pas d'une population unie et uniforme contrairement au narratif établi par les groupes armés qui ont popularisé l'expression « insurrection Moro » (en rapport au « peuple Moro » ou « Bangsamoro »). Mais ces termes n'ont aucune traduction dans la réalité. Il est difficile de parler de « peuple uni » quand on parle en réalité de six millions de personnes, divisées entre 3 groupes linguistique majeurs, 10 mineurs, chacun ayant en plus des différences ethniques notables et un passif entre tribus plus ou moins sanglant. La seule chose qui pourrait unir Tausigs, Maranaos ou Maguindanaons serait l'histoire commune de persécution à travers l'Histoire. Difficile avec ce seul critère commun de parler de « peuple Moro ».
Nous n'avons pas parlé des liens qui unissent ces groupes dans la région mais aussi à l'international (on se souvient des liens entre Kadhafi et le MILF [2]). Nous ne parlons là que d'un seul pays sur tous ceux qui composent l'Asie du Sud-est mais il est vraiment important d'avoir en tête la complexité du passé si l'on prétend parler de l'avenir. Un changement de paradigme est intervenu depuis l'émergence de l'Etat islamique dans la région. Nous étions bien peu nombreux à pointer le fait que les allégeances faites à cette organisation terroriste dans la région n'avaient rien d'opportuniste. Il y a encore quelques années lorsque l'on en parlait on était moqués. Aujourd'hui, le fait est que le seul endroit dans le monde où l'organisation Etat islamique a essayé de construire un deuxième proto-État n'est pas l'Afrique mais bien l'Asie du Sud-est.
A.G. : Par conséquent, quelles particularités sud-asiatiques y a-t-il ? Le terrorisme dans la région est-il différent de celui présent au Proche et Moyen-Orient ?
N.Q : Je ne vois plus vraiment de particularisme sud-asiatique. S'il subsiste des différences, elles s'amenuisent avec le temps. Un bref saut dans le passé fait réaliser qu'il y a toujours eu des liens entre les organisations. L'Asie du Sud-est a toujours été une source de combattants étrangers par exemple. De nombreux combattants de Darul Islam (Indonésie) ont pris part au conflit en Afghanistan avant de retourner dans leur pays. De même pour le MILF philippin. C'est d'ailleurs là qu'ils ont été exposés à l'idéologie salafiste et à l'idée du jihad offensif pour la première fois.
En 1998 les différences idéologiques étaient notables. Cette année, Ben Laden publiait sa fatwa appelant au « Jihad contre les Juifs et les croisés », plusieurs leaders de Jemaah Islamiyah (JI) ont émis à l'époque des réticences à suivre le cerveau des attentats du 11 septembre. Salamat Hashim, ex-leader du MILF philippin répondait à Ben Laden que si « le contenu de la fatwah est bon, elle est impossible à mettre en œuvre à Mindanao ». Plusieurs chefs de JI seront également de cet avis marquant alors une vraie différence avec Al-Qaïda (ce qui n'empêchera pas les attentats de Bali en 2002).
Plus de 10 ans après, l'émergence de l'Etat islamique et les victoires militaires enregistrées par l'organisation terroriste inversent la tendance. De nombreux groupes, comme Abu Sayyaf, verront en cette dernière un moyen de redonner un nouveau souffle à la lutte. En plus d'un calcul stratégique, cette nouvelle allégeance vient traduire une radicalisation idéologique des groupes locaux et continuera de gommer les particularismes du sud-est asiatique.
A.G : Quelle évolution constate-t-on entre les attentats de Bali en 2002 et ceux de Surabaya ? Y a-t-il un renouveau de la violence ?
N.Q : Clairement il y en a un. Le retour des combattants partis se battre en Irak et en Syrie a permis une montée en compétence des organisations locales. Il suffit pour s'en convaincre de regarder les courbes de croissance de l'utilisation d'IEDs (engins explosifs improvisés) aux Philippines depuis la bataille de Marawi (2017). En revenant de ces zones de conflit, les combattants ont eu l'occasion de se former et un transfert des compétences s'est effectué. Un phénomène d'autant plus préoccupant qu'il est facilité par les ressources financières importantes des organisations locales. En mai 2018, un jeune homme de 18 ans avait été arrêté par les forces armées malaisiennes en essayant de faire rentrer aux Philippines plus de 10 000 détonateurs par bateau. Toujours aux Philippines, l'émergence de Daech s'est aussi traduite par les premiers attentats-suicide du pays. Le premier, commis par un Marocain, Abu Khatir Al-Maghribi, le 31 juillet 2018 a été perpétré contre un checkpoint de l'armée grâce à un véhicule piégé. Suivront le terrible attentat (20 morts 111 blessés) contre la cathédrale de Jolo début 2019 par un couple d'indonésiens et, plus récemment, le 28 juin, contre une base de l'armée à Indanan par des Philippins.
On peut en tirer plusieurs enseignements. D'abord, cela montre l'interconnexion entre les groupes régionaux. Ce point a longtemps été nié par les autorités locales. Or, selon l'enquête toujours en cours, l'attentat contre la cathédrale Notre-Dame-du-Mont-Carmel aurait pu être financé par le groupe indonésien Jamaah Ansharut Daulah (JAD).
Avant l'Etat islamique, ces méthodes avaient épargné les Philippines car elles étaient considérées par les groupes locaux comme des techniques indignes de guerriers. Leur apparition est donc significative et les étrangers ont d'une certaine manière « montré l'exemple ».
A.G : Avec la fin de l'emprise territoriale de l'Etat islamique, la région Indonésie/Malaisie/Brunei/Philippines pourrait-elle devenir un nouveau pôle stratégique pour Daech ?
N.Q : Cette zone a toujours été un centre d'intérêt pour les organisations terroristes. On compte plusieurs références à l'Indonésie dans « Management de la sauvagerie » de Abu Bakr Naji qui a été diffusé sur le net en 2004 donc bien avant l'apparition de l'Etat islamique. Aujourd'hui l'Asie du Sud-est est même certainement plus attractive qu'avant.
La bataille de Marawi a donné un coup de projecteur sur Mindanao pour les combattants étrangers qui s'y rendent pensant trouver une relative « zone sûre » du fait du peu de gouvernance sur place (notamment à Sulu). La proclamation de la Wilaya East-Asia par l'Etat islamique confirmera l'importance de la région pour l'organisation terroriste. Les récents revers militaires et la mort d'Abu Dar n'ont pas affecté la région en tant que zone d'importance stratégique comme en témoigne les récentes vidéos montrant des militants prêtant de nouveau allégeance à Abu Bakr al-Baghdadi, calife autoproclamé de l'EI.
A.G : Aux vues de la manière dont est pratiqué l'islam en Indonésie et en Malaisie, très tolérant et ouvert (acceptation des autres religions, port du hijab non obligatoire, etc.), pensez-vous qu'il y a une réelle volonté locale d'établir un califat ? Si oui, quelle forme pourrait-il prendre et quelles en seraient les enjeux ? Si non, ne pensez-vous pas que la situation socio-économique des pays dans la zone pourrait justifier une adhésion aux idées radicales ?
N.Q : L'Indonésie a toujours été fière de son image de pays tolérant. Une fierté que l'on retrouve jusque dans la devise du pays « l'unité dans la diversité ». Toutefois, entre le rêve et la réalité il y a une différence. L'intolérance et les conflits entre les religions en Indonésie ne datent pas d'hier. Il suffit de se souvenir des violents conflits entre chrétiens et musulmans du début du siècle à Poso jusqu'au massacre de Walisongo.
Sur l'islam plus spécifiquement, on a longtemps occulté la pratique rigoriste dans cette région du monde alors que c'est une réalité avec laquelle il faut composer. Il suffit de regarder la situation à Aceh [3] où un couple a récemment reçu 100 coups de fouet pour avoir eu des rapports sexuels hors mariage. Et si Aceh est un cas à part, prenons l'exemple du gouverneur de Djakarta condamné à deux ans de prison pour blasphème. Si cette affaire a un volet très politique, il demeure qu'un élu a été enfermé au nom de la religion. Mais restons optimistes, avec plus de 14 000 îles et plus de 200 croyances, il y a, il me semble, encore beaucoup de marge avant d'arriver à une situation d'intolérance généralisée.
Au-delà des organisations terroristes liées à l'Etat islamique qui, elles, ont la volonté d'instaurer un califat, il faut surtout prêter attention à cette lame de fond qu'est la progression du rigorisme religieux en Asie du Sud-est et notamment du wahhabisme. Il faut se garder de faire des liens trop rapides entre pauvreté et progression des idées radicales. La croissance et le développement à marche forcée dans ces pays ces vingt dernières années a permis de faire émerger une classe moyenne et de sortir un grand nombre de personnes de l'extrême pauvreté, cela n'ayant pas empêcher les idées radicales de progresser. Toutefois, la progression des inégalités malgré une croissance qui serait qualifiée d'insolente par les fonctionnaires de Bercy reste un sujet qui est exploité par les organisations les plus radicales pour recruter. Ce n'est là qu'un argument parmi d'autres évidemment mais les organisations terroristes ont toujours exploité les failles et contradictions des sociétés pour recruter au sein de ces dernières.
A.G : La connectivité a explosé ces dernières années, permettant à une grande majorité de la population d'avoir accès à internet partout dans la région. Pensez-vous que les réseaux sociaux représentent le plus gros danger concernant la radicalisation ?
N.Q : Il n'y a jamais eu besoin des réseaux sociaux pour radicaliser des individus. Ces derniers peuvent évidemment jouer un rôle dans le processus d'endoctrinement et de recrutement dans les organisations terroristes en Asie du Sud-est à l'instar de l'Europe. Dans la région, l'émergence des réseaux sociaux a notamment permis de faciliter le recrutement des jeunes femmes et c'est un phénomène contre lequel il est très difficile de lutter du fait de l'utilisation des dialectes locaux par les recruteurs, bien plus difficiles à repérer pour les algorithmes.
Je ne m'aventurerai pas à essayer de quantifier et comparer le niveau de dangerosité des différents vecteurs de radicalisation mais il est évident que les réseaux sociaux ne sont pas une fin en soi ou l'unique menace qui plane. En Indonésie, les efforts se sont longtemps concentrés, à raison, sur les pesantren (écoles coraniques) fondamentalistes qui diffusent les idées les plus radicales. L'attentat de Noël de 2000, de Bali en 2002, du Marriott en 2003 et de l'ambassade d'Australie en 2004 ont toutes été menées par des individus fréquentant des pesantren (ou madrasas) du type. L'attentat de Surabaya a aussi attiré l'attention sur la radicalisation en famille et la scolarisation à domicile des enfants afin que ne leurs soient pas transmises les valeurs de tolérance ou d'ouverture. Un phénomène qui rend le travail de détection extrêmement difficile pour les autorités.
A.G : Auriez-vous des lectures concernant la région sud-asiatique à nous conseiller ?
N.Q : Je vous recommande « Forging Peace in Southeast Asia: Insurgencies, Peace Processes, and Reconciliation » de Zachary Abuza, une référence pour moi incontournable. Il faut aussi lire « Why Terrorists Quit » de l'excellente Julie Chernov Hwang qui a le mérite de faire un incroyable travail de terrain en interrogeant plus de 55 djihadistes en Indonésie et en réalisant plus d'une centaine d'interviews en six ans pour pouvoir écrire son livre.
Les passionnés du droit peuvent quant à eux lire « Human Rights-Compliant Counterterrorism : Myth-making and Reality in the Philippines and Indonesia » de Jayson S. Lamchek.
Du côté des journalistes, il faut obligatoirement suivre le travail de Zam Yuza et Amy Chew. Le travail du chercheur Robert Postings mérite également d'être plus connu. Ces personnes sont pour moi une source d'inspiration incroyable et de vraies lumières dans la nuit qu'est l'actualité française sur cette région du monde.
[1] : Le siège, ou bataille, de Marawi a opposé pendant cinq mois les forces armées philippines (soutenues par l'Australie et les Etats-Unis) et l'Etat islamique (EI) lors de l'insurrection moro. Le 23 mai 2017, l'armée philippine lance un raid aérien dans une zone supposée être le lieu de résidence d'Isnilon Totoni Hapilon, un des chefs du groupe Abu Sayyaf ayant récemment prêté allégence à l'EI, mais elle se retrouve en présence d'un groupe important de terroristes. Trois des leaders locaux sont tués par les forces philippines : Abdoullah Maute aurait été tué en septembre, alors qu'Isnilon Hapilon et Omarkhayam Maute sont abattus le 16 octobre. Le lendemain, le Président Rodrigo Duerte, annonce la victoire de son armée, alors que des otages sont toujours retenus et que le déploiement n'a pas pris fin. Une semaine plus tard, le Ministre de la défense annonce la fin des opérations à Marawi.
[2] : Le MILF, ou FMIL en français, est le Front Moro islamique de libération. Fondé en 1978, il est issu d'une division avec le Front Moro de libération national (en anglais, MNLF), opposé au gouvernement des Philippines.
[3] : Le MILF, ou FMIL en français, est le Front Moro islamique de libération. Fondé en 1978, il est issu d'une division avec le Front Moro de libération national (en anglais, MNLF), opposé au gouvernement des Philippines.