Enjeux et perspectives de la militarisation de la Chine
Alexandre Negrus, Président des Ambassadeurs de la Jeunesse, s'est entretenu avec Emmanuel Véron, associé à l'Ecole Navale et Délégué général du Fonds de dotations Brousse dell'Aquila (FDBDA), à propos de la militarisation de la Chine pour en comprendre les ressorts et les enjeux contemporains.
Le choix des images et des cartes n'engage que la responsabilité des Ambassadeurs de la Jeunesse.
Comment citer cet entretien :
Emmanuel Veron, « Enjeux et perspectives de la militarisation de la Chine », Ambassadeurs de la Jeunesse, Avril 2020. URL : https://www.ambassadeurs-jeunesse.org/l/enjeux-et-perspectives-de-la-militarisation-de-la-chine/
Alexandre Negrus : Depuis quelques années, le parti communiste chinois (PCC) explique que pour reprendre Taïwan, il faudrait à l'Armée populaire de libération (APL) uniquement une dizaine de jours. Cependant, un certain nombre de rapports contredisent cette information. En l'état actuel, ces affirmations chinoises sont-elles réalistes ? Quelles sont les forces chinoises aujourd'hui ?
Emmanuel Véron : Cette question associe à la fois la question militaire pure, qui concerne les matériels, les entrainements, les doctrines, la vision stratégique des états-majors, etc. et les questions politiques pures, avec Pékin qui désire mettre un terme à l'affrontement historique entre le PCC et les héritiers des nationalistes de Tchang Kaï-chek et du Kuomintang, réfugiés en 1949 sur l'île de Taïwan, et achever la réunification de la Chine.
Ce discours politique nourrit donc les stratégies militaires et de défense de la Chine populaire, lesquelles visent, à terme, à réintégrer Taïwan de gré (par un travail d'influence sur plusieurs générations) ou de force (par la force militaire). Cette réunification de Taïwan au sein d'une seule Chine communiste est le rêve chinois qu'évoque Xi Jinping. Elle serait l'aboutissement de la renaissance chinoise, un siècle après la proclamation de la République populaire de Chine (RPC), 1949-2049. La Chine est sur cet agenda, ce guidon stratégique.
Taïwan est un caillou particulièrement gênant dans la chaussure de Pékin. En effet, l'île se trouve dans la sphère d'influence américaine et japonaise. Or, c'est une très mauvaise chose pour la RPC d'avoir une telle gêne dans leur environnement régional proche. Pour les Chinois continentaux, il est impossible qu'il y ait deux Chine.
C'est d'ailleurs pour cette dernière raison qu'ont été mis en place des systèmes type Xiaoping « un pays, deux systèmes ». Ce fut le cas pour Hong Kong, et ce système pourrait éventuellement être appliqué à Taïwan. Un tel système serait cependant peu valable aux yeux des Taïwanais. On l'a vu à Hong Kong, le « un pays, deux systèmes » est devenu « un pays, un système ».
J'en viens maintenant à la question purement militaire de la récupération de Taïwan, c'est-à-dire la question de l'invasion militaire. C'est la préoccupation principale des états-majors militaires de la Chine populaire depuis 1949, leur préoccupation fondamentale. Cette préoccupation-là, aujourd'hui, en 2020, elle existe toujours. Elle s'est élargie à d'autres préoccupations de sécurité (approvisionnements, sécurisation de la périphérie), mais elle reste encore majeure, à la fois dans les imaginaires collectifs et dans la culture militaire du parti communiste chinois.
Par quoi cette préoccupation se traduit-elle ? Elle se traduit depuis 1979, dans le courant des réformes de Deng Xiaoping jusqu'à aujourd'hui, par une montée en puissance des armées de la Chine, l'APL. Aussi bien au niveau de son armée de l'air, de sa marine, des systèmes balistiques que de ses troupes de marine ou de son armée de terre. L'objet Taïwan, en matière stratégique et militaire, a considérablement nourri et polarisé la question des modernisations militaires chinoises dans les trois armées, voire plus (cyber, surveillance satellite, etc.).
Cette polarisation est nourrie de clivages et de modalités politiques. Comme le disait la présidente de Taïwan réélue en janvier dernier, Taïwan est un bastion de liberté dans l'Indo-Pacifique face à l'hégémonie chinoise. Le discours chinois vis-à-vis de Taïwan va donc être, selon les politiques, plus ou moins musclé, et notamment martial (et intimidant). Ceci est illustré par plusieurs épisodes.
Il y a des escarmouches régulières dans les années 50, 60 et même 70. Ces escarmouches ne visent pas à reprendre l'île par la force, mais voient des mouvements de bateaux et de troupes. Dans les années 90, des déplacements de missiles vont tendre les relations inter-détroit. Ces mouvements font écho aux tensions diplomatiques entre Pékin et Washington. En effet, Taïwan à l'ère Clinton était un objet essentiel dans les relations sino-américaines.
Les relations vont de nouveau se normaliser à mesure d'un retrait de la manifestation militaire du côté de la Chine populaire à la fin des années 90 et au début des années 2000, ainsi qu'à mesure d'une immixtion très en profondeur de la politique taïwanaise par les services secrets communistes en matière d'influence, d'ingérence ou encore de corruption pendant toute la décennie 2000-2010. Pour autant, même si les manœuvres militaires sont moins nombreuses, la modernisation et les moyens des trois armées continuent d'augmenter sensiblement côté communiste. Par exemple, les batteries de missiles de ces derniers continuent notamment de se consolider dans la province du Fujian, de l'autre côté du détroit. Nous sommes ici dans de l'intimidation, où la montée en puissance des moyens militaires doit permettre d'arriver à une supériorité stratégique en matière aérienne face aux armées taïwanaises.
L'hypothèse d'une récupération par la force semble donc se concrétiser de plus en plus à travers ces années 2010, et notamment à travers cette inversion du rapport de force militaire de part et d'autre du détroit au profit de la Chine communiste. Puis arrive la gouvernance Xi Jinping à la tête de la Chine populaire. Celui-ci va très rapidement consolider les modernisations militaires et renforcer le discours anti-sécessionniste et de réintégration de l'île de Taïwan dans la grande Chine.
Ceci est notamment visible à travers un discours officiel du début de 2019, ou Xi Jinping parle de « potentiel récupération de l'île par la force » grâce à « un blocus, à l'emploi de commandos et au déploiement de navires de guerre qui permettraient de reprendre l'île en quelques semaines ». Tout cela est en filigrane de ce discours de Xi Jinping d'il y a un an et deux mois.
Il y a donc une réaffirmation du discours virulent à l'égard de Taïwan en même temps qu'une consolidation des moyens, des budgets et des réformes de l'armée (toujours polarisée sur la question de Taïwan).
J'en viens au troisième et dernier point sur cette question : Les intimidations stricto sensu. Depuis une vingtaine d'années, la marine chinoise exerce une pression considérable sur Taïwan à travers des mouvements de navires (destroyers, frégates) et d'aéronefs tels que les « avions renifleurs » ou des bombardiers stratégiques. Ces mouvements de bateaux et d'aéronefs sont corrélés à l'établissement d'un bastion stratégique en mer de Chine méridionale. Ce bastion stratégique doit permettre d'éloigner le plus possible la présence militaire occidentale et constituer un laboratoire pour la marine chinoise. C'est un terrain de manœuvres aéronavales qui permet aussi de consolider le dispositif de dissuasion nucléaire chinois (non pas sous-marin mais celui lié aux missiles stratégiques).
C'est dans ce cadre que nous abordons la notion d'une seule Chine, ainsi que les approches maritimes et la contestation de la liberté de circulation qui y sont liées. De plus en plus, nous observons une interdiction d'accès dans le détroit de Taïwan, alors que nous sommes pourtant dans le droit international. Idem pour la situation autour des îles Senkaku/Diaoyu, à l'extrémité Nord de Taïwan. Celles-ci se retrouvent au cœur de ce sujet qu'est l'interdiction d'accès maritime par la Chine dans ces zones.
Pourquoi Taïwan est-elle si importante au dispositif stratégique chinois, en plus des modalités politiques précédemment mentionnées ? Quand vous regardez la configuration de la mer de Chine méridionale, c'est une mer assez peu profonde et une sorte de cuvette qui ne permet pas une sortie assez discrète des sous-marins nucléaires chinois. Il y a tout autour de cette cuvette un réseau d'alliance et de surveillance américain (Philippines, Indonésie, Singapour, Thaïlande, etc.). Les points de passage permettant aux futurs SNA et SNLE chinois d'accéder à l'océan Indien ou à l'océan Pacifique sont donc étroitement surveillés et les sous-marins aisément détectables.
Quand vous regardez maintenant la configuration de Taïwan, vous voyez que, bien que le détroit soit certes peu profond, disposer de l'île en elle-même et y installer une base de sous-marins nucléaires est tout à fait intéressant et stratégique. À partir de Taïwan, la Chine peut accéder directement aux grandes profondeurs de l'océan Pacifique. C'est en ce sens que Taïwan est un véritable atout stratégique et constitue aussi un verrou stratégique (pour les Américains). Ce n'est d'ailleurs pas anodin si le président Trump a renforcé le lien entre Taipei et Washington.
Disposer de Taïwan pour la Chine est donc éminemment stratégique pour sa dissuasion nucléaire à l'avenir.
A.N : Entre liberté de navigation et revendications chinoises dans le détroit de Taïwan, que pouvez-vous nous dire sur l'application du droit de la mer dans cette région ?
E.V : À mesure que la Chine prend de l'importance sur la scène internationale, elle procède de plus en plus à un révisionnisme systématique du droit international en mettant les autres acteurs devant le fait accompli. Taïwan ne pèse pas grand-chose en matière économique et démographique face à la RPC. Cela n'empêche, l'île reste un verrou stratégique soutenue par les Américains et, dans une certaine mesure, par le Japon. C'est un point de blocage en matière de politique étrangère et de stratégie pour la Chine. C'est l'une des raisons principales pour lesquelles cette dernière conteste le droit international pour ce qui de la liberté des mers. Cette contestation, on la voit en mer de Chine méridionale, dans le détroit de Taïwan ainsi que dans l'espace insulaire atour des îles Senkaku/Diaoyu. Elle est également multidimensionnelle. Ainsi, dans le domaine aérien, la Chine procède à une extension de ses « zones d'identification aérienne », dans lesquelles les aéronefs doivent s'authentifier auprès de l'État souverain qui les gère. Cette extension de ces zones se fait de manière très affirmée depuis le début de la mandature Xi Jinping, en 2012-2013.
Cela amène à un accroissement très sensible des tensions sur tout le pourtour maritime de la Chine avec la Corée du Sud, le Japon, Taïwan et les pays d'Asie du Sud-Est riverains de la mer de Chine méridionale.
Regardons désormais ce qu'il se passe concrètement en matière de commerce. Jamais la Chine n'a fait de harcèlement à l'encontre de navires marchands battant pavillon panaméen ou autre transitant des marchandises depuis ou vers la Chine. Mais pour ce qui est de la pêche, le harcèlement est constant et procède de la guérilla. Ainsi, il y a une bataille quotidienne menée par des troupes paramilitaires, soutenues localement et en sous-main par les provinces ou par l'État et le parti. Cette bataille consiste en du harcèlement, des tueries, des dégradations de pêche et/ou de bateaux dans le détroit de Taïwan, dans la région des îles Senkaku et Diaoyu et, de manière encore plus prononcée, dans la mer de Chine méridionale. Ces attaques sont dirigées en particulier contre les pêcheurs et les pêcheries vietnamiennes et philippines. Elles reviennent à dire « vous, pêcheurs vietnamiens et philippins, êtes dans des eaux chinoises ». Ce ne sont pas les militaires, mais les pêcheurs chinois qui se chargent de délivrer ce message.
Bien qu'ils ne soient pas des militaires, ces pêcheurs chinois sont armés, vont taper dans les bateaux « ennemis » et sabotent leurs pêches avec du kérosène. Ce type d'action est quotidien. Viennent en appui de ces guérillas de type maoïste les garde-côtes chinois, dotés de bateaux de très fortes dimensions. Ces navires imposants appuient donc ces pêcheurs/paramilitaires chinois dans l'intimidation, le harcèlement et la dégradation brutale des pêcheries locales étrangères.
Il y a un autre degré d'intimidation et d'interdiction de liberté d'accès à tout navire battant pavillon occidental (notamment américain), japonais, taïwanais, vietnamiens, philippins. Depuis une dizaine d'années, il y a un phénomène croissant où les navires battant ces pavillons sont suivis et intimidés. Ces intimidations peuvent elles aussi être assez virulentes. Le dernier exemple en date est un bateau français basé à Nouméa qui a fait un passage dit « inoffensif » dans le détroit de Taïwan l'année dernière. Il fut intimidé, interdit d'accès à ce territoire et ne fut plus convié aux célébrations des 70 ans de la marine de la RPC, qui avaient lieu en cette année 2019.
Nous avons donc clairement une révision du droit international, accompagnée d'une contestation de la liberté des mers, et cela va croissant.
En parallèle de cette posture de souveraineté très affirmée, qui ne respecte pas le droit international dans son approche maritime, la Chine revendique sur des bases « hypothético-historiques » un droit de fait de souveraineté. La Chine va nourrir cela d'un discours fabriqué de mauvais goût, basé sur son Histoire (ainsi avec l'amiral Zheng He, qui mena des expéditions maritimes en mer de Chine Méridionale au XVème siècle).
Le Chine revendique donc une souveraineté sur ces territoires et en interdit l'accès aux autres, mais de manière adaptée. En parallèle, les Américains, depuis 2011-2012 et la deuxième administration Obama, mettent en place la stratégie des passages inoffensifs, ce qu'ils appellent les « FONOPS » (Freedom Of Navigation Operations). Ces FONOPS sont mis en place en particulier en mer de Chine méridionale et dans le détroit de Taïwan, sans pour autant aller trop loin dans ce dernier, qui reste très sensible et tendu. Pour ne pas trop attiser les braises chinoises, l'administration américaine préfère concentrer ses opérations maritimes en mer de Chine méridionale. La France et les Anglais ont adopté une stratégie assez similaire, mais dans les faits on constate avec le temps une réduction de ces actions de navigation de la part des marines occidentales, afin d'éviter une trop grande exposition.
Cette volonté de moins s'exposer est liée à la montée en puissance des moyens de détection et de renseignement de l'armée chinoise.
A.N : Est-il avéré qu'il y a un nombre de mariages anormalement élevé entre des militaires bretons et des jeunes femmes chinoises ? Auquel cas, quels sont les objectifs de la Chine avec cette méthode ?
E.V : Il est évident que depuis 1979, en Chine, dans la mesure stratégique où Deng Xiaoping ouvre progressivement son pays (commerce international, zones franches, etc.), il y a eu en parallèle de cela des objectifs cachés. La réalisation de ces objectifs passe par l'infiltration de milieux par l'intime, en « envoyant des petites hirondelles ». C'est-à-dire que bon nombre de mariages mixtes (ou unions) dans des secteurs stratégiques clés, industriels ou militaires, depuis le début des années 80, procèdent de cette stratégie chinoise de montée en puissance à l'international. Le succès est plus ou moins au rendez-vous, mais ce qui est certain, c'est que l'opération existe bien. Ceci est rapporté dans l'excellent livre d'Antoine Izambard (France-Chine, les liaisons dangereuses) sur l'espionnage chinois en France.
Le SGDSN s'inquiétait d'un grand nombre d'étudiantes dans la région de Brest et de la proximité de ce port militaire. Il est donc important de ne pas céder à un syndrome anti-chinois, mais d'être vigilant et pas naïf sur ces sujets sensibles pour ne pas compromettre la sécurité nationale.
Ce genre d'opérations des renseignements chinois existe bel et bien et pas uniquement dans le domaine militaire, mais aussi dans beaucoup d'autres milieux (recherche, finance, etc.). Il s'agit de renseignement humain de base, utile à la puissance chinoise.
A.N : De la prévention est-elle effectuée en amont ? Si oui, quelle forme prend cette sensibilisation dans l'armée ou dans d'autres secteurs ?
E.V : Les militaires sont à la pointe de la prévention, par souci de sécurité. Dans d'autres domaines, comme le domaine bancaire, la recherche et développement (tous domaines confondus), il n'y a pas assez de prévention, de sensibilisation.
Je tiens aussi à préciser que, outre les Chinois, les Russes et les Israéliens sont aussi très doués pour ce genre de stratégie.
A.N : Pourriez-vous nous en dire davantage sur la modernisation de la marine de guerre chinoise ?
E.V : C'est un gros sujet qui a pas mal polarisé l'appareil de défense chinois.
Historiquement et culturellement, et je crois qu'il est important de la rappeler, la Chine n'est pas une puissance maritime. C'est une puissance continentale, qui a la culture de la terre, de la profondeur stratégique terrestre.
Jusqu'en Asie centrale, jusqu'aux contreforts himalayens, jusqu'en Asie du Sud-Est et jusqu'en Sibérie, dans une certaine mesure. Le domaine maritime s'arrête à Taïwan et à la mer de Chine méridionale. Au-delà, c'est de l'ordre de l'inconnu, du dangereux, du « barbare » pour les Chinois, et cela jusqu'à très récemment. Il est difficile dans une culture de balayer ces héritages-là. La Chine va pourtant le faire, progressivement, toujours avec Deng Xiaoping, à partir de 1978-1979, avec des réformes et de l'ouverture. Les objectifs de cette ouverture sont l'intégration à la mondialisation et au commerce mondial, la montée en puissance en matière technologique et de capacité commerciale, ainsi qu'un renforcement de tous les autres paramètres de la puissance. Les Chinois vont rapidement se rendre compte, dans les années 80, que la mer est importante et qu'elle est un vrai sujet.
Ils vont dans un premier temps s'atteler à la consolidation de leur façade portuaire. Cette ouverture volontaire est un écho historique à l'ouverture forcée du pays par les Occidentaux après les guerres de l'opium du XIXème siècle. Ils vont donc, paradoxalement, s'appuyer sur leur histoire douloureuse pour revitaliser leurs ports (Qingdao, Hong Kong, Shenzhen, Canton) en ouvrant les fameuses zones franches et en faisant rentrer progressivement des capitaux, des investissements, du savoir-faire, des technologies étrangères.
Cette consolidation leur permet, en ce premier quart de XXIème siècle, de disposer de 15 à 17 ports sur les 20 premiers ports mondiaux en termes de tonnage. À côté de cette consolidation portuaire, l'outil militaire est revu en profondeur.
Commence ainsi dans les années 80 un grand débat entre les dirigeants militaires chinois. Ceux-ci s'accordèrent aisément sur la nécessité de concentrer les efforts de la Chine sur Taïwan et de sécuriser l'environnement régional de la RPC. Mais une autre conclusion s'impose à l'issue de ces débats : il faut aller plus loin. Et pour cela, il faut une marine digne de ce nom, inspirée des marines occidentales et soviétiques de l'époque. Or, la constitution d'une flotte de haute-mer représente un défi pour la Chine, qui, comme nous l'avons dit, n'a pas cette tradition. Pourtant, progressivement, pendant les années 80, 90 puis au tournant des années 2000, ces objectifs plus ambitieux vont prendre de l'ampleur à côté des objectifs prioritaires que sont la réintégration de Taïwan et la sécurisation des mers intérieures.
Les défenseurs de cette ambition de faire de la Chine une puissance de haute-mer vont devenir une véritable sphère d'influence au sein du pouvoir chinois. Ainsi, dans quasiment tous les discours de Xi Jinping de ces dernières années, l'idéologie terrienne doit être « abandonnée » et la Chine doit devenir une grande puissance maritime. Cela se traduit par une augmentation considérable des budgets de défense sur l'outil militaire marin, en particulier à partir des années 90, puis sans discontinuer jusqu'à aujourd'hui. L'armée chinoise est probablement l'une des armées dans le monde qui a le plus misé sur sa marine pendant ces vingt dernières années.
Concrètement, cela se traduit par plusieurs grands programmes de construction de navires, notamment avec les programmes de construction de porte-avions. Le premier porte-avions chinois est un navire ex-soviétique, vestige de la fin de la Guerre froide, acquis par la RPC suite à des magouilles entre Hong Kong et Pékin. Les Chinois l'achètent à la fin des années 90 et le restaurent complètement avant de le mettre effectivement en service en 2011 et 2012. Ce qui coïncide d'ailleurs avec l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping. Ce navire s'appelle désormais le Liaoning, qui est le nom d'une province maritime de la Chine.
Ce premier porte-avions sert seulement de modèle à une succession d'autres navires à venir. C'est un outil de puissance et de projection, certes, mais il s'agit surtout d'un outil de soft-power interne et externe important pour la nation, indépendamment de son utilité pratique.
Le Shandong, mis en service l'année dernière, est le second porte-avions chinois. Comme le Liaoning, il dispose d'un système de pont relevé pour l'appontement des avions. Contrairement à son aîné, il est de construction domestique. Ce porte-avions participe à des patrouilles et à de l'intimidation dans le voisinage stratégique de la Chine. Trois autres porte-avions sont très probablement en préparation, et un sixième est peut-être en projet. Cela porterait le nombre de porte-avions chinois à au moins 5 d'ici une dizaine d'années, à l'horizon 2030. Parmi ces porte-avions, un ou deux seront des porte-avions nucléaires, comme le Charles de Gaulle ou les grands porte-avions américains. La mise en service de porte-avions chinois avec cette technologie de propulsion changerait la donne.
Un autre programme de construction à citer : les grands bateaux, comme le Type 055 (une classe de destroyers lance-missiles), qui sont des bateaux impressionnants entre 13 000 et 15 000 tonnes. Ces navires imposants sont très bien armés, avec des missiles embarqués, des systèmes de détection divers et variés, des sonars pour la lutte anti-sous-marine, des systèmes de missiles anti-aériens et antinavires. S'ajoute à cela d'autres programmes de bateaux. Ainsi, une refonte de la sous-marinade chinoise devrait permettre aux Chinois de se doter de sous-marins nucléaires, à la fois d'attaque (SNA) et à la fois lanceurs d'engins (SNLE). Cela leur permettra d'acquérir un gain de crédibilité et de complètement refonder la donne stratégique dans la région Indo-Pacifique.
À l'horizon 2030, il est très probable que la Chine dispose de plus de sous-marins tactiques et stratégiques que les Américains, ce qui pousse ces derniers à revoir leur « copie ».
La Chine dispose aussi de navires hôpitaux, qui servent à la diplomatie navale. Nous avons ainsi l'exemple du Peace Ark, qui se déplace beaucoup en Océanie. La Chine dispose aussi de bateaux de plus petites dimensions, tels que le Type 056, qui sont des frégates de lutte anti-sous-marine et anti-aérienne. Aujourd'hui, la RPC développe à peu près tous les programmes possibles et imaginables de navires et de systèmes d'armes. Il y a aussi une mise en avant importante de ces modernisations ces dernières années, avec des manœuvres en mer de Chine méridionale et dans le détroit de Taïwan. Ces manœuvres visent à impressionner les voisins et les potentiels adversaires et servent à tester les bateaux eux-mêmes et leurs équipages. Cela nous amène à une question importante, lorsque l'on parle de la modernisation de la marine chinoise (qui compte aujourd'hui 600 navires de guerre, ce qui représente la mise à l'eau de l'équivalent de la marine française en 4 ans) : que faire de tous ces navires lorsque l'on est une nation sans tradition de haute-mer ? Que faire de tous ces navires lorsque l'on est une nation qui a du mal à se mettre en situation de coopération inter-armée ? Que faire de tous ces navires lorsque l'on est une nation qui a du mal à se mettre dans des situations de combat, puisque l'on ignore le combat ? La dernière fois que la Chine a fait la guerre, c'était avec le Vietnam, et ce conflit s'est achevé par une défaite pour la RPC.
Qu'est-ce que la Chine connaît de la guerre moderne de haute intensité, avec une dimension cyber et inter-armée ? Peu de choses. La Chine n'est pas réellement prête à faire la guerre. Elle redoute même de la faire. Elle se prépare pour un éventuel accrochage, un accident, mais elle redoute le conflit de haute intensité. C'est là où les Occidentaux auraient une carte à jouer. En effet, il paraît peu probable qu'agacer légèrement les Chinois se finisse systématiquement en guerre totale.
Ceci étant dit, une nouvelle question se pose : comment les Chinois réagiraient-ils dans un grand conflit international ? C'est une grande question à laquelle nous ne pouvons pas vraiment répondre. Les Chinois ne savent pas eux-mêmes la réponse et continuent à se surarmer dans une logique d'inhibition totale.
Stricto sensu, leur marine ne vaut pas grand-chose. C'est une armée à deux vitesses. Certains équipages ne sont là que pour se montrer dans un cadre de soft power. D'autres, plus capables, sont envoyés aux quatre coins du monde, notamment dans un objectif de collecte de renseignements. Mais même ces derniers ne sont pas vraiment capables de faire la guerre, puisqu'ils n'ont jamais eu à la faire. Il est difficile de savoir ce qu'ils valent concrètement.
A.N : Nous parlions du bassin Pacifique. Quelles sont les ambitions chinoises dans cette région du monde ?
E.V : Les ambitions chinoises dans le bassin Pacifique s'avèrent être assez simples. Il y a plusieurs volets : un volet militaire, un volet politique et un volet diplomatique.
La dimension Pacifique est motivée par la diplomatie chinoise classique. Les objectifs de celle-ci sont de s'assurer un grand nombre de partenaires commerciaux, lesquels deviendront dépendants de la Chine, et dont elle pourra tirer profit, notamment pour ce qui est des matières premières. C'est par exemple ce qui est à l'œuvre avec l'Australie, la Nouvelle-Zélande ou encore tous les micro-États de l'Asie-Pacifique (et leurs grands espaces ultra-marins).
De nombreux petits États insulaires soutiennent encore Taïwan. Pour y remédier, la Chine met en place des dispositifs diplomatiques affirmés, assez puissants et très largement relayés par de l'argent et de la corruption. Cet argent doit pousser ces petits États (Fidji, Tonga, etc.) à abandonner leur soutien à Taïwan et à entrer dans la sphère d'influence chinoise. La RPC mène cette politique depuis 20-30 ans. Aujourd'hui, il n'y a plus que 15 pays dans le monde qui soutiennent encore Taïwan, et ces pays ne représentent rien en matière diplomatique.
Le troisième et dernier paramètre qui motive cette politique dans le bassin Asie-Pacifique, et qui est la structure même de la politique internationale de la Chine, consiste en la création d'une sphère d'influence dans les organisations internationales. Le but est pour la Chine de s'assurer des soutiens dans les instances internationales. Ceci permet d'expliquer la montée en puissance du pays dans ces organisations, onusiennes ou autres (l'attitude de l'OMS vis-à-vis de la RPC est un bon exemple de cette influence grandissante de cette dernière dans ce domaine).
La Chine associe donc sa diplomatie à l'extension de sa marine dans cette région Asie-Pacifique. Son attention se porte aussi depuis les années 80 sur les chaînes d'îles.
D'abord celle qui entoure Taïwan, puis celle qui englobe Guam et le Japon. La marine chinoise évolue dans ces chaînes d'îles depuis les années 2010 et va continuer à y évoluer, malgré les limites actuelles d'entraînement et de capacités navales de ses équipages et de ses navires.
Dans les faits, la marine chinoise reste encore limitée par la haute-mer. Mais Pékin cherche tout de même à contester la présence militaire américaine grâce à sa marine, sa diplomatie et par d'autres dispositifs militaro-diplomatiques. Cette contestation de la puissance américaine se voit dans les Philippines où, depuis l'élection de Duterte en 2016, le pays est en train de sortir de la sphère d'influence des États-Unis malgré les anciennes alliances. Elle se voit aussi à travers l'interdépendance économique entre la Chine, la Corée du Sud et le Japon, d'autres alliés solides des États-Unis. Elle se voit encore avec les intimidations visant Taïwan et avec ce qu'il se passe dans la mer de Chine méridionale et l'Asie du Sud-Est. Tout cela permet à la Chine de remettre en question les équilibres stratégiques en Asie-Pacifique.
La plus forte corrélation des armées, notamment de la marine, et de la diplomatie chinoise se voit encore à travers la formation d'officiers originaires des pays de la région (Micronésie, autres pays d'Océanie, etc.) dans les académies militaires chinoises. Elle se voit à travers la présence de personnel militaire au sein du personnel diplomatique (c'est aussi le cas en France) et l'augmentation sensible des dispositifs de renseignement, lesquels sont directement reliés aux unités militaires un peu partout dans la zone Asie-Pacifique. Progressivement, la Chine avance.
Progressivement, elle fait et montre son hégémonie dans cet espace. La limite reste cette haute-mer difficilement maîtrisable pour les Chinois, encore aujourd'hui. Mais leur présence est bien réelle.
En septembre et octobre 2019, dans la logique de cette présence renforcée en Asie-Pacifique, il y a eu un ultime coup de sabre contre la diplomatie taïwanaise dans cette zone. Deux micro-États insulaires ont cessé leurs relations diplomatiques avec Taïwan pour rejoindre le giron de Pékin. Ces deux territoires sont les Îles Salomon et les Kiribati. Quelques jours après ce revirement géopolitique dans le Pacifique-Sud, le gouvernement des Îles Salomon fut reçu à Pékin pour formaliser l'accord de location d'une île, l'île de Tulagi, à une société chinoise liée au gouvernement de la RPC. Cette location s'était faite dans des conditions très floues. Elle permet à la société chinoise d'exploiter les ressources halieutiques de l'île, d'y établir une zone économique spéciale et d'y installer un mouillage pour les navires chinois. C'est une illustration concrète des effets de la diplomatie chinoise dans la région.
Cette affaire a rapidement fait beaucoup de bruit en Océanie. Le gouvernement australien, partenaire historique de ces États insulaires, a réagi. Cette réaction, soutenue par les États-Unis, a permis l'annulation de la location de l'île, jugée trop floue pour être recevable. On voit ici encore concrètement l'affrontement entre les influences chinoise et australo-américaine.
On peut évoquer d'autres exemples illustrant ce sujet-là. Il y a celui des Vanuatu, qui apportent leur soutien à Pékin en ce qui concerne les différends territoriaux en mer de Chine Méridionale depuis 3-4 ans, tandis que la Chine prévoit la construction de bases maritimes civilo-militaires dans l'archipel. C'est l'application concrète de ce qui est appelé « le collier de perles ». Tout cela est en germe, en « bataille » dans cet espace marin.