Histoire et influence de la diaspora chinoise
Juliette Podglajen, responsable du département diplomatie culturelle et interculturalité de l'Institut d'études de géopolitique appliquée s'est entretenue avec Emmanuel Ma Mung, géographe spécialisé dans les études migratoires, auteur notamment de La diaspora chinoise, géographie d'une migration, Paris (Éditions Orphys, 2000) et de Diasporas chinoises et créolisations (avec Léopold Mu Si Yan et Bruno Saura, Éditions You Feng, 2016).
Comment citer cet entretien :
Emmanuel Ma Mung (entretien avec Juliette Podglajen), « Histoire et influence de la diaspora chinoise », Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, Février 2023, URL : https://www.institut-ega.org/l/histoire-et-influence-de-la-diaspora-chinoise/
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Environ 50 millions de Chinois vivent en dehors des frontières du pays, soit l'équivalent de la population de la Corée du Sud ou de la Colombie. Si la majorité se trouve en Asie du Sud-Est, la diaspora chinoise est disséminée sur tous les continents, constituant un réseau dynamique. Pour mieux comprendre cette mondialisation de la population chinoise, il convient de revenir sur son histoire et sur la répartition des foyers chinois, avant de considérer l'influence économique, politique et culturelle de la diaspora.
Juliette Podglajen - La diaspora est un terme parmi d'autres employé pour faire référence à des populations issues de l'immigration installées dans un pays. En France, on parle par exemple de diasporas arménienne, libanaise ou chinoise. Quelles sont les caractéristiques d'une diaspora, et plus particulièrement de la diaspora chinoise ?
Emmanuel Ma Mung - Le terme diaspora est utilisé pour désigner des populations bien distinctes, comme effectivement la diaspora chinoise, la diaspora arménienne et beaucoup d'autres. Ce qui est caractéristique est leur mode d'organisation, comme le terme l'indique puisque diaspora veut dire dispersion. C'est un terme qui a été d'abord appliqué principalement aux populations juives. Dans une perspective d'études migratoires, les deux caractéristiques morphologiques de la diaspora sont la multipolarité et l'interpolarité de la migration. La multipolarité implique une migration vers plusieurs pays. Par exemple, si on prend le cas de la migration algérienne jusqu'à il y a une trentaine d'années, elle se faisait presque uniquement en France et on ne pouvait donc pas parler de diaspora. Aujourd'hui, cela change un peu avec une migration algérienne au Canada par exemple, dans des pays où il n'y a pas a priori de liens historiques. Il y a beaucoup d'exemples de diasporas, comme les Arméniens ou les Grecs. L'autre caractéristique est l'interpolarité, c'est-à-dire des relations entre les différents pôles de fixation, les différents pays où cette population est installée.
La diaspora chinoise est typiquement une diaspora. On parle même plutôt de diasporas chinoises, au pluriel. Elles sont présentes dans une centaine de pays, et c'est donc une des diasporas les plus dispersées à l'échelle mondiale.
J.P - Des populations chinoises ou d'origine chinoise se retrouvent aussi bien dans les pays d'Asie du Sud-Est (environ 75% de la diaspora chinoise) que dans la plupart des grandes villes à l'échelle de la planète. Historiquement, quels sont les facteurs qui ont amené à l'émigration et au choix du pays d'accueil ?
E.M.M - Les raisons sont très diverses. Il faut d'abord savoir que la migration chinoise en Asie du Sud-Est est très ancienne, notamment dans cette région maritime qu'on appelle en chinois le Nan Yang, les « mers du Sud ». Certains historiens parlent de Méditerranée asiatique pour désigner cet ensemble. Mais cette migration commence à devenir importante du fait de plusieurs facteurs cumulés : les deux guerres de l'opium au XIXᵉ siècle et la révolte des Taiping d'une part, et la colonisation de l'Asie du Sud-Est par les différentes puissances européennes et l'abolition progressive de l'esclavage d'autre part. La diaspora se forme par la combinaison de tous ces phénomènes. Les deux guerres de l'opium ont provoqué en Chine une situation de pauvreté extrême dans certaines régions, notamment dans les régions littorales, à l'est et au sud. Concomitamment, il y a la colonisation progressive de ce qu'on appelait alors l'Indochine (Vietnam, Laos, Cambodge) et de l'Indonésie, de la Malaisie par les puissances occidentales (Hollande, Grande-Bretagne et France). La colonisation et l'exploitation, surtout agricole mais aussi minière, de ces territoires implique un fort besoin de main d'œuvre, qu'il est nécessaire d'importer. Parallèlement, durant la première moitié du XIXᵉ siècle, l'abolition progressive de l'esclavage commence par l'abolition de la traite dans les années 1820-1830 puis, petit à petit, pays par pays, l'abolition totale de l'esclavage va se terminer à Cuba à la fin du XIXᵉ siècle. Il y a donc des difficultés pour les puissances coloniales à trouver de la main d'œuvre.
C'est alors que se met en place un système qui va perdurer en Inde du Sud et surtout en Chine littorale : la traite des coolies. Les coolies sont une main d'œuvre contractuelle envoyée essentiellement dans les pays colonisés pour travailler. Ces contrats étaient misérables et ceux qui les acceptaient vivaient dans des régions extrêmement appauvries, en crise, comme c'était le cas de la Chine du Sud et de l'Inde. C'est l'élément déclencheur des migrations de masse. En Chine, cela a concerné jusqu'à dix millions de personnes à la fin du XIXᵉ siècle. Il se passe la même chose en Inde du Sud. Des millions de personnes partent essentiellement vers l'Asie du Sud-Est, mais aussi en Amérique latine pour travailler dans les plantations et vers ce qu'on appelait les îles sucrières (Antilles ou Polynésie, Océan indien). Les coolies (les historiens parlent « d'engagisme » pour désigner ce phénomène) ont travaillé côte à côte avec des esclaves qui n'avaient pas encore été affranchis dans plusieurs îles, notamment Cuba. Au Pérou, ils étaient très nombreux et participaient au ramassage du guano. La construction du chemin de fer est un exemple plus connu, aux États-Unis et au Canada.
Par la suite, alors que normalement ces contrats garantissaient le retour au pays d'origine à la fin du contrat (5 à 10 ans) aux frais de l'employeur, ces travailleurs, essentiellement des hommes, n'ont pour beaucoup pas vu leur voyage de retour payé. Voilà comment s'expliquent les premières implantations durables. En Asie du Sud-Est, par exemple au Vietnam, la présence chinoise est très ancienne, mais elle s'est renforcée considérablement au XIXᵉ siècle par ce phénomène, d'où la proportion importante de personnes d'origine chinoise. Il en est de même au Cambodge, au Laos, en Thaïlande.
Les mouvements migratoires se sont perpétués. Une fois sur place, les Chinois d'outre-mer ont réussi à créer des réseaux migratoires avec les régions d'origine et il y a eu une immigration notamment de femmes, restée pendant longtemps très faible, venues rejoindre la population masculine, souvent jeune du fait des conditions de travail difficiles des coolies. La fixation de la population masculine a également amené à des unions avec la population féminine locale. Il y a donc à la fois une population d'origine chinoise, issue de métissage, et une population entièrement d'origine chinoise. Ce phénomène se retrouve de façon générale dans les migrations quelles qu'elles soient, dès lors qu'il y a des migrations de travail, qui concernent surtout des populations d'hommes jeunes. L'étude de ces mouvements migratoires a révélé un élément moins bien connu : concernant les Chinois, il y a le maintien de relations très importantes avec les familles restées dans la région d'origine. Cela se retrouve dans les populations migrantes en général, par exemple les Italiens, les Suédois, les Irlandais.
Se développent des migrations en provenance de Chine, mais aussi des migrations d'un pays à un autre pays (l'interpolarité évoquée plus haut). Par exemple, il y a eu des migrations de Chinois établis dans le nord du Mexique à la fin du XIXᵉ siècle vers Cuba, ou de ceux établis en Malaisie vers Madagascar, et ainsi de suite. Ce phénomène est plus important à l'époque contemporaine, du fait du développement des moyens de transport, et la diaspora continue à fonctionner de cette manière.
S'agit-il d'une diaspora chinoise ou ne vaut-il pas mieux parler de diasporas chinoises au pluriel ? Il faut prendre en compte le fonctionnement en termes de réseau. La grande région sud-est de la Chine d'où provient les migrants est la partie la plus peuplée. Au XIXᵉ siècle et au cours d'une partie de la première moitié du XXᵉ siècle, c'est une partie de la Chine où on parle différentes langues. Certaines personnes d'une province à l'autre ne se comprennent pas. Cette différenciation linguistique a donné naissance à des réseaux de migration basés sur la pratique de la langue. Cela a orienté les migrations : par exemple, les Chaozhou ont immigré principalement en Asie du Sud-Est et aux États-Unis, alors que les Wenzhou - qui parlent une langue très spécifique qui ne se comprend pas dans le reste de la Chine - se trouvent principalement en Europe, notamment en France. Avec la scolarisation progressive en Chine après la Seconde Guerre mondiale, la population a appris la langue nationale et lorsqu'elles sont en migration, elles peuvent aussi communiquer entre elles dans cette langue. Mais la structure ethno-linguistique persiste et dessine des réseaux entre locuteurs d'une même langue, y compris pour les migrations de travail.
J.P - En 2014, Xi Jinping parlaient de la « grande famille chinoise » et des compatriotes à l'étranger qui « n'oublient pas leur patrie ». Comment cette idée se traduit-elle dans les rapports économiques entre la diaspora et la Chine ?
E.M.M - C'est une longue histoire. Xi Jinping parle de la grande famille et fait appel au nationalisme historique. J'ai rencontré il y a peu un Canadien de Vancouver d'origine chinoise, qui appartient à la quatrième génération. Pour lui, la Chine est très loin. Il faut dans un premier temps retracer le cadre historique. Les relations entre la Chine et les migrants chinois ont connu des hauts et des bas. La migration a pu être très favorisée, comme au XVIIIᵉ siècle car cela permettait de créer des richesses en Chine par les exportations notamment. À l'inverse au XIXᵉ siècle, l'émigration était considérée comme un crime et pouvait en principe être punie de mort.
Dans la deuxième partie du XIXᵉ siècle, il y avait les migrations de travail dont on a parlé, mais aussi des migrations d'intellectuels, qui faisaient une propagande pour la lutte pour la libération de la Chine. Il fallait libérer la Chine de la dynastie Qing, au pouvoir à l'époque et d'origine mandchoue, et établir un pays où régnerait démocratie et liberté. Les mouvements contre la dynastie se sont beaucoup développés en Chine mais aussi parmi les Chinois d'outre-mer. Parmi ces derniers, il y a par exemple eu Zhou Enlai, un personnage politique extrêmement important de la Chine communiste, ou Deng Xiaoping, si l'on s'en tient aux plus célèbres. Un certain nombre ont été étudiants à Paris avant et après la Première Guerre mondiale. Une partie du mouvement politique qui combattait le système impérial a été formée à l'étranger et a été imprégnée par les idées démocratiques qu'ils ont transformées pour les adapter à la Chine. Le premier président de la République chinoise en 1912, Sun Yat-Sen, était un Chinois de Hawaï, parti très jeune rejoindre sa famille depuis la Chine du sud. La dynastie Qing avait raison de se méfier des Chinois de la diaspora puisqu'ils ont été à l'origine des insurrections et de la diffusion des idées de démocratie et de liberté. Quand la République a été établie en 1911, les rapports entre la Chine et la diaspora ont complètement changé. Cela a été une période de faste avec beaucoup de demandes d'investissements car, parmi la diaspora, il y avait déjà des hommes d'affaires. Cela permis le développement du sud de la Chine, notamment du point de vue des infrastructures.
Avec la prise du pouvoir par les communistes, les relations redeviennent extrêmement tendues puisque les communistes ne sont pas très présents à l'étranger et soupçonnent les Chinois de la diaspora d'être des traîtres. À partir de 1949, petit à petit, il n'y a plus d'émigration, jusqu'à la fin de la Révolution culturelle et l'ouverture de la Chine au début des années 1980. À partir de là, la Chine s'ouvre de nouveau aux Chinois de la diaspora, notamment ceux d'Asie du Sud-Est, pour les inciter à investir. Cette politique a eu des effets importants : la majorité du développement de la Chine est dû aux investissements étrangers, et parmi ces investissements étrangers, une grande partie provient de personnes d'origine chinoise établies à l'étranger. La Chine met en place des mesures pour favoriser ces investissements. Ce phénomène se poursuit aujourd'hui, d'où les propos de Xi Jinping en 2014 et l'idée que les diasporas chinoises sont les meilleurs alliés du pays d'origine.
D'un point de vue des études migratoires, c'est une règle générale à partir des années 1980-1990. Les pays d'origine ont tendance, au bout d'un certain temps, à développer des politiques très actives vis-à-vis de leurs émigrants. C'est le cas de pays comme le Maroc, de l'Algérie, du Portugal, de l'Italie, des Philippines et bien d'autres. Ce changement n'est donc pas spécifique à la Chine.
La question est de savoir si ce genre de discours et de politique - avec des mesures parfois plus favorables aux Chinois de la diaspora qu'aux nationaux - a les effets attendus. On peut répondre positivement car par exemple cela a permis le développement de la Chine, ce qui n'est pas rien. La Chine considère les Chinois de la diaspora comme ses ressortissants et leur allégeance comme allant de soi, y compris de la part de personnes de la deuxième, troisième ou quatrième génération. Or, les effets sont contrastés car le discours de Xi Jinping qui s'appuie sur une sorte de loyauté automatique des Chinois de la diaspora n'est pas si bien entendu.
J.P - Parmi les outils du soft power chinois, la population émigrée paraît être un vecteur d'influence indirecte, contrebalançant des outils plus politisés comme les Instituts Confucius. Quels sont les liens politiques de la diaspora chinoise vis-à-vis du Parti communiste de Chine (PCC) ?
E.M.M - C'est difficile à déterminer. Il n'y a pas de travaux centrés sur cette question, en tout cas pour la France. Les membres de la diaspora n'ont pas beaucoup de relations avec le PCC. Le Parti est très puissant en Chine et y compte des dizaines de millions de membres. Mais, si on prend le cas de la France ou des États-Unis, il n'est pas très présent. Il peut intervenir indirectement à travers des associations, des amicales, des organisations professionnelles, etc., mais son influence reste limitée.
Les Instituts Confucius sont un des outils du soft power chinois, comme les Instituts Goethe pour l'Allemagne, les Instituts Cervantès pour l'Espagne, ou les Alliances françaises même si leur nombre a diminué. Les Instituts Confucius ont peu de liens avec les Chinois de la diaspora. Ceux qui travaillent dans les Instituts sont des fonctionnaires chinois, plus ou moins liés au pouvoir.
J.P - Chaque année pour le Nouvel An chinois, les festivités au sein des Chinatowns - ces quartiers des villes globales rassemblant une forte concentration de la diaspora chinoise - attirent. À quel point l'engouement pour la nouvelle année lunaire est-il le reflet de l'influence culturelle de la diaspora chinoise ? Quelles sont les variations selon les lieux d'implantation ?
E.M.M - C'est vrai que ces fêtes du Nouvel An ont pris une ampleur tout à fait impressionnante. C'est un phénomène mondial dans presque toutes les implantations, sauf dans le cas d'interdiction comme en Indonésie où il y a un racisme anti-chinois de la part du gouvernement indonésien. On retrouve donc ces célébrations au Japon, aux États-Unis, en France. Cela traduit une influence culturelle : est diffusée une image positive de la présence de l'immigration chinoise. C'est très encouragé, y compris par les autorités locales, quelle que soit la couleur politique. Les Chinois de Paris entretiennent de bonnes relations avec les différents bords de la vie politique en France. Ce sont essentiellement les commerçants de la diaspora qui gèrent l'organisation pour mettre en avant leur vitrine et stimuler leurs affaires. Mais il y a bien sûr d'autres enjeux, moins mercantiles.
Pour parler des relations entre les diasporas chinoises et la Chine, depuis un certain nombre d'années, il y a une incitation du gouvernement central pour que les autorités consulaires se rapprochent des associations et des groupes commerçants qui organisent ces manifestations. Il y a un enjeu pour donner une bonne image des émigrés chinois et une bonne image de la Chine. Cette dimension de soft power semble pour l'instant convenir aussi bien à l'État chinois qu'aux Chinois de la diaspora et aux autorités locales et nationales des pays où ils sont établis. Il y a un côté pacificateur.