L’Alliance Française de Busan en Corée du Sud à l'ère de la Covid-19
Céline Clément et Emerancia Ntumba, respectivement responsables de la Délégation Asie du Sud, Pacifique & Océanie et de la Commission Diplomatie culturelle & Interculturalité de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, se sont entretenues avec Martin E. Beyer, Directeur de l'Alliance Française de Busan (Corée)
Site internet : www.afbusan.ci.kr - FB / alliancebusan - IG / @ afbusan
Comment citer cet entretien
Martin E Beyer, « L'Alliance Française de Busan en Corée du Sud à l'ère de la Covid-19 », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Février 2021. URL : cliquer ici
En 2020, l'Alliance Française de Busan a fêté son 40ème anniversaire. L'occasion d'établir un bilan sur les activités et l'impact de cet acteur de référence dans l'apprentissage du français en Corée du Sud.
La promotion et la diffusion de la langue française et des cultures francophones requièrent des stratégies particulières. Nous sommes à une ère où la langue anglaise domine à l'international et dans une période de crise sanitaire qui oblige à repenser les supports de communication ainsi que de diffusion des contenus culturels.
Les experts constatent le ralentissement du soft power français alors que les efforts se multiplient pour attirer des étudiants étrangers en France ou valoriser la langue française dans les institutions internationales.
Quel bilan pour le soft power français à l'étranger au moment de la pandémie de la Covid-19 ?
Institut d'Études de Géopolitique Appliquée - En 2020, l'Alliance Française de Busan a fêté son 40ème anniversaire. Vous avez mis à l'honneur lors d'une exposition les professeurs de français qui ont dû surmonter bon nombre de difficultés pendant la crise de la Covid-19. Vous avez également mis l'accent sur la pédagogie en ligne. Comment apprendre une langue et en l'occurrence le français en ligne ? Que pensez-vous entre autres d'une offre de formation hybride entre le présentiel et le distanciel ?
Martin E. Beyer - L'Alliance Française de Busan a entrepris dès le mois de mars 2020 à trouver une solution de cours en ligne en passant par Zoom. Nous avons choisi Zoom parce que cette plateforme propose le coréen comme langue d'interface, ce qui est important car tous les Coréens ne parlent pas anglais ; aussi il serait gênant de devoir passer par l'anglais pour apprendre le français. Par ailleurs Zoom est compatible avec notre logiciel de cours (AEC) dans une perspective de l'attacher à un LMS de type ApoLearn qui est en train de s'imposer dans le réseau international IF et AF. La priorité en Alliance Française reste de pouvoir reproduire le plus possible les situations de salle de classe avec une véritable interaction entre professeur et apprenant, c'est-à-dire une approche symétrique en direct. L'AF Busan propose aussi l'application automatisée Frantastique qui est une solution de cours asymétrique. Mais il s'agit davantage d'un produit d'appel, ou complémentaire, qui ne répond pas tout à fait à notre ambition didactique et qui nous détache de l'utilisateur au quotidien.
Ensuite, à partir de ce mois de mars 2021 nous allons proposer une nouvelle formule de cours à la carte en solo ou duo avec possibilité d'hybridation : présentiel ou distanciel ou les deux en alternance ; le mode pourra même changer d'une séance à l'autre. Enfin nous avons pour projet d'investir dans un équipement comodal pour expérimenter l'hybridation simultanée. Il y a quelques premières bonnes expériences dans ce domaine dans le réseau IF AF, mais cela nécessite un investissement matériel et donc financier, mais aussi une formation spécifique pour les enseignants concernés. Pour ma part, en tant que chef d'établissement, il s'agit surtout de gagner en flexibilité dans tous les domaines pour adapter, même dans des très courts délais le mode d'enseignement à la situation pandémique.
Mais il faut tenir compte du facteur humain et de la capacité et de la motivation individuelle de l'enseignant de s'engager dans cette transformation du métier FLE et le numérique.
En fait, le métier de l'enseignant est en train de se transformer du « simple » pédagogue en ingénieur didacto-linguistique. Ce n'est pas rien.
Institut EGA - En raison de la Covid-19, à quelles difficultés et réalités de terrain avez-vous fait face ?
M.E.B - D'une manière générale, l'Alliance Française de Busan observe une baisse de 40% des inscriptions aux cours de français depuis le début de la pandémie et pratiquement autant de pertes de revenus financiers. En effet, l'Alliance Française de Busan, comme la plupart des Alliances du monde, doit s'autofinancer grâce à son centre de cours.
Dans un premier temps, fin février - début mai 2020, l'AF Busan a dû fermer ses portes : aucun cours en présentiel. Le personnel administratif a continué en télétravail alternant. Les grands « perdants » ont été les professeurs vacataires qui ne peuvent bénéficier de solution de chômage technique en raison de leur statut d'indépendant. A noter aussi l'annulation des sessions d'examen DELF DALF de mars et de septembre 2020 ; les sessions de mai et novembre ont eu lieu, mais n'ont pas permis de compenser la perte des sessions annulées. Nos heures d'ouverture et les règles de distanciation sociale et du protocole sanitaire en général sont établies par le Rectorat de l'Education de Busan dont nous dépendons administrativement ; il effectue des contrôles réguliers sous peine d'amende, voire fermeture totale en cas de non-respect. D'autres fermetures, plus ponctuelles et de courtes durées, ont eu lieu en septembre/octobre.
En mars/avril, nous avons organisé des formations en interne avec un enseignant particulièrement à l'aise sur le numérique pour nous préparer à offrir des cours en ligne. Ceci nécessite une licence spécifique du Rectorat ici en Corée ; nous l'avons obtenu après deux mois de négociation et après avoir effectué des travaux de séparation d'espaces en interne sur notre site (une obligation formelle qui nous a couté cher) et après inspection finale du Rectorat.
Le nouveau projet « Alliance en Ligne » a commencé avec quelques cours, mais il peine à devenir commercialement rentable dans un pays ultra connecté - le premier pays à fonctionner en 5G.
Pour réussir un projet de FLE numérique, dans l'un des pays les plus avancés technologiquement dans le domaine du digital, il faut un dispositif professionnel très performant pour satisfaire le public coréen exigeant dans ce domaine.
On ne peut pas improviser ou « bricoler » dans le domaine numérique. Il faudrait aussi faire du marketing numérique à grande échelle et de manière professionnelle pour accompagner les changements de l'offre des cours, mais les Alliances modestes n'ont pas nécessairement les compétences techniques spécifiques, ni les moyens de sous-traitance pour le faire efficacement. Personnellement j'estime qu'il faut une vision à moyen et long terme et un investissement ambitieux au plus haut niveau national (de la France) pour créer une offre de cours en ligne internationalement efficace et reconnaissable... sur le plan technique du FLE en ligne et sur le marketing, en tenant compte des codes et usages du pays hôte.
En plus des contraintes sur le centre de cours, les autres services complémentaires de l'Alliance sont également en souffrance en raison de la Covid-19 : traductions, action culturelle, fermeture de la bibliothèque. Celle-ci a pu rouvrir en automne pour ce qui concerne l'AF Busan. Au niveau culturel, nous avons à nouveau quelques expositions dans notre gallérie d'art, grâce à la possibilité de filtrer les entrées. Mais toute action de culture live - et donc avec rassemblement de public - reste pour le moment prohibée.
En même temps, un facteur essentiel de notre existence est la « convivialité » : en plus de l'exigence de qualité pédagogique de notre offre de cours FLE, c'est toute la partie de rencontre et de partage - et donc des relations interpersonnelles et de convivialité socioculturelle - qui est mise entre parenthèse. Or le modèle économique de l'Alliance Française repose sur cette « convivialité à la française ». Notre capacité de créer du lien, de faire aimer la France et la langue française en dépend. Il s'agit donc aussi d'identifier des voies numériques nouvelles pour transmettre cette « convivialité » en mode distanciel et/ou hybride.
Institut EGA - Pensez-vous que des solutions sont envisageables pour recréer une dynamique perdue pendant la pandémie ?
M.E.B - Comme tout le monde, le réseau international des Alliances Françaises (830 dans le monde) mise désormais sur le numérique. Mais si certaines grandes Alliances s'en sortent relativement bien, pour certaines avec des capacités d'investissement importantes, d'autres Alliances ne peuvent pas suivre. Des solutions existent pour intégrer et combiner les offres de cours en présentiel, distanciel et hybride. Mais ce n'est pas gratuit. Il y a une formidable créativité et un sens de partage autour des initiatives des cours en ligne dans le réseau international des Instituts Français et Alliances Françaises depuis le printemps dernier sous l'impulsion de l'Institut Français de Paris. Cependant, je ne pense pas que les cours en ligne (distanciel) pourront remplacer complètement l'offre en présentiel en raison de l'impossibilité de recréer, en ligne, la même convivialité du présentiel. Par conséquent, il y a des recherches en cours actuellement sur l'enseignement bi-modal (ou comodal) afin de combiner dans la mesure du possible le présentiel et le distanciel selon les sensibilités et préférences du public.
Institut EGA - Tout ce qui fait le soft power français est au ralenti en France. Dans quelle mesure pensez-vous que les Alliances Françaises permettent de créer une sorte de relais de la culture française à l'étranger en ces temps difficiles ?
M.E.B - Les Alliances Françaises ont toujours joué le rôle de relais pour le rayonnement de la France, notamment sur le plan linguistique et culturel. Pour beaucoup de personnes, l'Alliance Française est le premier contact avec la France. Actuellement, alors qu'il n'y a carrément plus de possibilité de voyager depuis le 1er février 2021, le rôle des Alliances devrait être encore plus important. Mais comme expliqué ci-dessus, les Alliances sont en difficulté en raison des trésoreries affaiblies et de la baisse de revenus. Elles ont donc besoin d'aide, par exemple via l'Ambassade de France dans le pays concerné, pour assumer ce rôle de relais et de proximité avec la France.
Les besoins concernent autant une présence numérique de qualité qu'une représentation soignée de leurs adresses physiques dans la mesure où les barrières du présentiel seront progressivement levées avec l'avancement des plans de vaccination. Ceci concerne les cours de français, mais aussi le retour aux activités culturelles, voire la reprise de certaines activités de convivialité avec des débats en direct, des événements gastronomiques, etc.
Pour assurer la fonction de « soft power », avec des Alliances Françaises qui seraient le premier reflet de la France à l'étranger et alors que les moyens de fonctionnement sont en baisse dans les Alliances, il faudrait prévoir un mécanisme d'aide, au moins provisoire, pour éviter tout effet contreproductif ; au mieux un investissement pour accompagner un véritable renouveau.
Institut EGA - Pendant les précédents confinements en France, la question s'est posée du caractère du livre, qui a été considéré par le gouvernement comme non-essentiel. Pourtant, le livre a une place prépondérante dans notre aura, puisqu'il est vecteur de la langue et de la culture. Dans les Alliances Françaises quelle place donnez-vous au livre, notamment en période de crise comme celle que nous vivons ?
M.E.B - Chaque Alliance Française qui se respecte dispose d'une bibliothèque/médiathèque. C'est le cas à Busan. A cela on peut rajouter la Culturetheque virtuelle de l'Institut Français - une grande médiathèque en ligne. On a donc le matériel et les ressources ; ce n'est pas le problème. Mais il y en a tellement qu'il faut orienter le public. Il faut faire découvrir, éditorialiser, mettre en valeur tel ou tel livre ou auteur. Le public des Alliances Françaises est hétérogène : il y a le public des apprenants de la langue française qui ne peuvent pas tout lire ou comprendre faute de maitrise suffisante de la langue française s'ils/elles sont débutantes. On est donc souvent obligé de passer par la traduction ou par des films avec sous-titrage.
Puis il y a le public francophone et/ou expat français, généralement minoritaire en Alliance Française, mais qui joue indirectement un rôle précieux d'ambassadeur et de multiplicateur. Par rapport au public national, coréen, dans notre cas, il faut prévoir et donc rémunérer le personnel qualifié pour accompagner l'action autour du livre. Il ne suffit pas de dire « voilà notre bibliothèque de 3000 œuvres : servez-vous. » Autrement dit : il faut mettre de l' « humain » pour créer du lien, pour thématiser, pour éditorialiser, pour promouvoir un livre. En somme : pour créer, là encore, du sens et de la convivialité. Il y a donc des solutions et le livre en fait partie, sous condition d'investir.
Ainsi on revient toujours au même constat : même en temps de crise comme actuellement avec la pandémie de Covid-19, il faut investir pour assurer un présent de qualité et pour préparer un avenir ambitieux. Les Alliances Françaises ne peuvent pas assumer cette responsabilité seules.