La Cedeao et les putschistes nigériens : la confrontation de la désintégration ?
Par Dr Djifa Agbezoukin, analyste au sein du département Afrique subsaharienne de l'Institut d'études de géopolitique appliquée
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Djifa Agbezoukin, La Cedeao et les putschistes nigériens : la confrontation de la désintégration ?, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 2 août 2023.
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La Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao) est, sur le plan économique, considérée comme la communauté économique régionale la plus dynamique en Afrique du fait des initiatives qui sont prises et les actions menées pour renforcer l'intégration régionale notamment depuis l'entrée en vigueur en 2015 du Tarif extérieur commun (TEC Cedeao) qui consacrait la Cedeao comme une Union douanière, étape la plus avancée de tous les processus d'intégration régionale sur le continent africain. Si la mise en place d'une monnaie unique piétine toujours en raison des divergences sur les mécanismes de l'ECO (la monnaie commune), on peut toutefois noter une volonté de faire avancer la communauté et parvenir à une Cedeao plus intégrée, une Cedeao des peuples conformément aux ambitions affichées par la vision 2020 adoptée en 2007 et renouvelées dans la vision 2050 qui s'appuie sur cinq piliers à savoir : la paix et la sécurité, la bonne gouvernance, la mise en valeur des ressources de la région, l'intégration économique et monétaire et la promotion du secteur privé [1].
Ce beau tableau qui pourrait faire pâlir les autres communautés économiques régionales africaines a presque été assombri par les multiples crises qui secouent la région avec la résurgence des coups d'État militaires depuis 2020 au Mali, en République de Guinée, au Burkina Faso et désormais au Niger. Jamais aucune communauté économique régionale en Afrique n'a été confrontée à autant de crises sur une période aussi courte. Dans la région, la situation sécuritaire s'est considérablement complexifiée avec le terrorisme qui est devenu une menace pour l'ensemble des États. Alors que la menace était localisée dans les pays sahéliens, elle se propage désormais vers les pays côtiers à l'instar du Bénin et du Togo qui ont enregistré depuis 2022 plusieurs actes terroristes dans leurs parties septentrionales. Le phénomène du terrorisme est alors devenu un important bourbier sécuritaire pour l'ensemble des pays de la Cedeao nécessitant ainsi des actions collectives et conjointes.
Alors que les actions conjointes tardent à se mettre en place, faute d'une volonté politique ou de moyens pour financer les opérations, la région doit désormais composer avec des putschistes qui justifient leurs actions par l'inaction des dirigeants démocratiquement élus face à la dégradation de la situation sécuritaire dans leurs pays. Face au cas nigérien, la Cedeao veut montrer les muscles.
Ainsi, outre les sanctions économiques et financières [2] habituelles, elle brandit cette fois la menace d'une opération militaire pour chasser les putschistes et restituer le pouvoir au président Mohamed Bazoum qui avait été démocratiquement élu.
La Cedeao a-t-elle les moyens d'une action militaire au Niger ? Quels seraient les conséquences de la réussite ou de l'échec d'une telle opération sur le futur de l'organisation ?
Le putsch au Niger, le putsch de trop pour monsieur Tinubu
Lors de sa première prise de parole en tant que président en exercice de la Cedeao, le nouveau chef d'État du Nigéria, monsieur Tinubu, avait déclaré qu'il serait intransigeant face aux coups d'État dans la sous-région. Le nouveau coup d'État au Niger survenu seulement quelques semaines après cette déclaration à des résonnances d'une défiance des putschistes nigériens vis-à-vis du nouvel homme fort de la Cedeao et aussi vis-à-vis de l'organisation elle-même qui jusqu'ici a brillé par l'échec et l'inefficacité de ses actions faces aux putschistes du Mali, de la Guinée et du Burkina Faso. Ainsi, pour le président Nigérian, ne pas agir c'est assurément la perte de toute crédibilité en seulement quelques jours à la tête de la Cedeao. On comprend alors aisément pourquoi il hausse le ton et pousse pour une intervention militaire de la Cedeao au Niger.
Sur le plan juridique, l'organisation à la légitimité d'intervenir militairement pour tenter de rétablir l'ordre constitutionnel au Niger. Le renversement de l'ordre constitutionnel dans un État de la sous-région constitue une rupture de la paix que la Cedeao a le devoir de rétablir. En effet, le protocole de la Cedeao relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité du 10 décembre 1999 a prévu dans ses objectifs la constitution et le déploiement, chaque fois que de besoin, d'une force civile et militaire pour maintenir ou rétablir la paix dans la sous-région. Cette option avait été récemment activée pour résoudre la crise post-électorale en Gambie pour obliger l'ancien président Yahya Jammeh qui avait refusé de céder le pouvoir à son successeur à l'issu des élections présidentielles de 2016. Même s'il n'y avait pas eu d'intervention, l'annonce de la mobilisation de cette force militaire régionale couplée à la pression internationale a fini par obliger Yahya Jammeh à quitter le pouvoir et céder la place au président élu Adama Barrow.
Aussi, l'accession au pouvoir par des militaires après avoir renversé un dirigeant démocratiquement élu constitue-t-elle une violation du Protocole A/SP1/12/01 sur la démocratie et la bonne gouvernance, additionnel au protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité qui stipule que l'armée est apolitique et doit être soumise à l'autorité politique régulièrement établie.
Ces coups de force répétitifs ont sans aucun doute des conséquences néfastes irréversibles sur la situation socio-économique de la région et font reculer le processus démocratique.
Les sanctions économiques et financières prises par la Cedeao - bien que l'on puisse considérer au regard du cas malien qu'elles seront tout autant inefficaces contre les putschistes nigériens – ne seront pas sans effet sur le quotidien des citoyens du Niger déjà bien assez éprouvés par des années d'insécurité de tout ordre. Une opération militaire serait peut-être le choix d'une volonté de fermeté et d'intransigeance face à un phénomène qui ne cesse de prendre de l'ampleur dans la sous-région et qui remet en cause les fondamentaux d'un État de droit. Ces coups de force répétitifs ont sans aucun doute des conséquences néfastes irréversibles sur la situation socio-économique de la région et font reculer le processus démocratique. La Cedeao, conformément à ses textes juridiques, a la possibilité d'intervenir pour rétablir l'ordre constitutionnel au Niger. Mais a-t-elle les moyens financiers d'une telle opération et est-elle prête à supporter les conséquences à long terme d'une telle initiative ?
Une intervention militaire de la Cedeao au Niger, une mauvaise idée
Une opposition armée entre les miliaires au pouvoir au Niger et la force militaire de la Cedeao entraînera forcément l'abandon des opérations contre les groupes terroristes qui auront in fine devant eux un boulevard pour progresser dans la sous-région.
Intervenir militairement au Niger ressemblerait plus à une confrontation entre « un syndicat de chefs d'État ouest-africains » et « une oalition de putschistes » qu'à une opération pour rétablir la paix et la sécurité en faveur des populations nigériennes. Depuis le premier coup d'État au Mali, la question de la sécurité a toujours été utilisée par les putschistes comme argument de la prise du pouvoir. En 2023, trois ans plus tard, aucune initiative concrète n'a été prise pour mettre en place une politique commune de sécurité régionale et venir en aide aux États en proie à l'insécurité et au terrorisme. Pire, la situation se dégrade et la menace terroriste se propage du Sahel vers le golfe de Guinée. Trois années d'inaction, trois années d'insécurité de trop, trois années de misère et de morts de trop. Par son inaction, la Cedeao a, sans le vouloir, perdu toute son utilité aux yeux des populations ouest-africaines notamment les jeunes qui ont soif de changement et d'actions permettant d'améliorer leur quotidien. Cette soif de changement les pousse à s'accrocher désespérément à tout ce qui se présente comme nouvelle alternative, même si cela vient de putschistes. Intervenir militairement pour rétablir le président Mohamed Bazoum au pouvoir conforterait les détracteurs de la Cedeao dans l'idée que l'organisation n'intervient que lorsque le pouvoir d'un chef d'tat est en péril. Une intervention militaire au Niger serait une intervention pour la « désintégration régionale [3] » et non pour l'intégration, la paix et la sécurité. L'ouverture de ce front sera sans aucun doute l'occasion pour les groupes terroristes déjà bien implantés dans la sous-région de vite progresser et établir d'autres bases qui pourraient compromettre définitivement la sécurité des personnes et des biens dans l'espace Cedeao. Une opposition armée entre les miliaires au pouvoir au Niger et la force militaire de la Cedeao entraînera forcément l'abandon des opérations contre les groupes terroristes qui auront in fine devant eux un boulevard pour progresser dans la sous-région. La restauration de monsieur Bazoum comme président du Niger vaut-elle la vie des millions de populations ouest-africaines qui se retrouveraient exposées aux affres du terrorisme ? Cependant, la Cedeao devrait-elle rester inactive face à cet énième coup de force militaire dans la région ? Un choix cornélien se profile…
La Cedeao est au bord de l'implosion et les déclarations des différents protagonistes donnent l'impression que les rivalités entre la Russie et la France et ses alliés occidentaux se sont transposées dans les rapports entre les États ouest-africains.
La crise nigérienne est révélatrice de plusieurs éléments. Pour la Cedeao, c'est la confirmation d'une perte de légitimité après des années d'attentisme et de posture complaisante face à de multiples dérives autoritaires et actes attentatoires à la démocratie par des chefs d'État dans la sous-région. C'est la confirmation d'une Cedeao des États au détriment d'une Cedeao des peuples. C'est également la confirmation d'une division profonde au sein de l'organisation avec des voix dissidentes qui rsonnent de plus en plus fortement. ans un communiqué conjoint signé par les ministres, porte-paroles des gouvernements de transition maliens et burkinabé, ces derniers affirment que toute intervention militaire de la Cedeao contre le Niger serait assimilée à une déclaration de guerre contre le Mali et le Burkina Faso. Outre le retrait de leurs pays de la Cedeao, ils sont prêts à voler au secours du gouvernement de transition nigérien. La Cedeao est au bord de l'implosion et les déclarations des différents protagonistes donnent l'impression que les rivalités entre la Russie et la France et ses alliés occidentaux se sont transposées dans les rapports entre les États ouest-africains. Tout porte à croire qu'il y a deux camps : le camp des États qui semblent être toujours sous l'influence des occidentaux et celui des pays qui voient en la Russie un allié crédible dans la guerre contre le terrorisme. Une guerre par procuration se déroule sur le continent africain et l'espace Cedeao est sa caisse de résonnance.
Sans aucun doute, la Cedeao joue sa survie dans cette crise nigérienne qui n'a pas encore révélé tous ses secrets. L'organisation doit revoir ses fondements et les mécanismes de son fonctionnement pour les adapter aux besoins de la nouvelle situation géopolitique dans la région. L'intégration régionale suppose un minimum d'abandon de souveraineté au profit de l'entité régionale pour mener à bien ses missions. Mais dans le cas de la Cedeao, les élans souverainistes sont de plus en plus fréquents de la part de certains États membres et cela constitue un véritable danger pour la poursuite du processus d'intégration. La configuration géopolitique mondiale actuelle et les impératifs d'une mondialisation de plus en plus ravageuse ne permettent pas d'envisager la survie d'aucun État ouest-africain en dehors du cercle régional. C'est peut-être le moment de rappeler l'objectif derrière le régionalisme en Afrique : s'unir pour devenir forts et développés. Même si le politique a pris le dessus et relégué au second plan les aspects économiques et commerciaux de l'intégration, un éclatement de la Cedeao ne serait bénéfique à aucun des pays. Alors, la guerre de Niamey aura-t-elle lieu ?
[1] VISION 2050 DE LA CEDEAO « La CEDEAO des Peuples : Paix et Prospérité pour tous ». Document accessible en ligne à l'adresse suivante : https://ecowas.int/wp-content/uploads/2022/09/Vision-2050-FR.pdf
[2] Communiqué final du cinquante-et-unième sommet extraordinaire de la Conférence des chefs d'état et de gouvernement de la Cedeao sur la situation politique au Niger tenu à Abuja le 30 juillet 2023. Url : https://ecowas.int/wp-content/uploads/2023/07/COMMUNIQUE-FINAL-CINQUANTE-ET-UNIEME-SOMMET-EXTRAORDINAIRE-DE-LA-CONFERENCE-DES-CHEFS-DETAT-ET-DE-GOUVERNEMENT-DE-LA-CEDEAO-SUR-LA-SITUATION-POLITIQUE-AU-NIGER.pdf
[3] ASSOGBA Métondji, Le caractère suicidaire de l'usage de la force par la CEDEAO dans l'affaire du coup d'Etat au Niger. https://metondji.wordpress.com/2023/07/31/le-caractere-suicidaire-de-lusage-de-la-force-par-la-cedeao-dans-laffaire-du-coup-detat-au-niger/
Pour aller plus loin
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