La crise du fentanyl aux États-Unis : problème de santé publique et impacts géopolitiques

Par Nicolas Driouech, responsable du département Amérique du Nord de l'Institut d'études de géopolitique appliquée.

Les États-Unis sont confrontés à une augmentation de la consommation du fentanyl, une drogue de synthèse aux effets puissants, peu onéreuse et ordinairement utilisée dans un cadre thérapeutique. Au mois d'avril 2024, on dénombrait plus de 500 000 morts suite aux effets du fentanyl, soit un mort toutes les sept minutes. La consommation de cette drogue fait des ravages sur tout le territoire national, particulièrement dans de nombreuses villes comme Portland dans l'Oregon ou Philadelphie en Pennsylvanie. Au-delà de la crise de santé majeure provoquée par la consommation en masse de cette substance, l'acheminement de celle-ci vers les États-Unis, de sa fabrication à son entrée sur le sol américain en passant par son transport et son relais, ne manque pas de donner une dimension géopolitique à ce sujet.

Un problème de santé publique qui touche profondément la société américaine

Avec le recul de la consommation l'héroïne, le fentanyl s'est imposé comme la drogue la moins onéreuse pour les consommateurs. La baisse du prix du cachet de fentanyl (5 dollars contre 30 en 2018 [1]) multiplie la diffusion de celui-ci dans les centres urbains aux États-Unis. Un large éventail de personnes allant des sans-abris à la classe moyenne se rue sur cette drogue de synthèse, ce qui provoque une déferlante incontrôlée vers les centres-villes des principaux centres urbains.

Face à ce fléau, les autorités américaines sont débordées et les victimes se comptent par dizaines de milliers. Pour la seule année 2023, les centres américains de prévention et de lutte contre les maladies dénombrent 74702 overdoses mortelles liées au fentanyl [2]. Le National Institute on Drug Abuse (NIDA) avance quant à lui un chiffre supérieur à 120 000 morts en 2023 [3]. La mort par overdose d'opioïdes est l'une des principales causes de décès outre-Atlantique devant les quelque 44000 décès par arme à feu pour la même année. Outre les conséquences létales de la dépendance aux opioïdes, de nombreuses vies sont bouleversées, certains consommateurs devenant même dealers à leur tour. L'obstination de ces derniers à vouloir préserver leur commerce maintien le trafic de fentanyl actif dans la plupart des quartiers touchés et, par voie de conséquence, complique la tâche des autorités qui souhaitent l'endiguer puis l'éradiquer.

Un trafic international qui préoccupe les autorités américaines : quels en sont les acteurs ?

De nombreuses dispositions sont prises afin de contrer la fabrication de la substance sur l'autre rive du Pacifique.

Il est important d'évoquer la dimension internationale de cette crise qui pourtant touche essentiellement les États-Unis. La production du fentanyl est la racine du problème selon les autorités américaines, débordées par l'ampleur de la crise sanitaire qui les touche. La Chine est pointée du doigt pour son laxisme en matière de contrôle des substances produites par ses groupes pharmaceutiques. La matière première du fentanyl serait composée de précurseurs chimiques venus de Chine. L'acheminement de ses composants chimiques outre-Pacifique, vers le continent américain, implique dans cette crise d'autres acteurs. Le Mexique, plaque tournante du narcotrafic vers les États-Unis, est un maillon essentiel du transfert puis de la conception de la substance. Une fois la fabrication terminée, les cartels agencent pour faire passer en contrebande le fentanyl de l'autre côté de la frontière. C'est néanmoins tout un réseau d'acteurs qui est concerné par ce trafic selon les autorités américaines.

L'administration Biden ne classe pas cette crise dans son agenda de politique intérieure. Elle en fait un sujet plus large comme en témoigne la réaction des autorités américaines à l'égard du Mexique et a fortiori de la Chine. De nombreuses dispositions sont prises afin de contrer la fabrication de la substance sur l'autre rive du Pacifique. La Drug Enforcement Administration (DEA) a récemment placé certaines compagnies pharmaceutiques chinoises sur liste noire. Ces mêmes entreprises font actuellement l'objet d'une enquête approfondie de la justice américaine. Outre les groupes pharmaceutiques, la DEA incrimine également les triades, principale branche du crime organisé chinois, susceptibles de participer à l'acheminement des composants vers l'Amérique du Nord. Dans ce véritable trafic mondial, d'autres pays producteurs de précurseurs chimiques pour la fabrication du fentanyl comme l'Inde sont impliqués, à la nuance près qu'ils ne diffusent pas leur substance vers les États-Unis mais plutôt à l'ouest en Afrique et au Moyen-Orient. Cette crise est à l'évidence un facteur majeur de la rivalité systémique entre la Chine et les États-Unis, d'autant plus que l'administration Biden a fait de Pékin sa priorité en matière de politique étrangère.

Une crise au cœur de la compétition entre la Chine et les États-Unis

Les tensions s'accumulent dans la relation entre ces deux rivaux qui sont paradoxalement des partenaires commerciaux de premier choix pour l'un et l'autre.

Cette crise avait pourtant bien été évoquée lors de la rencontre entre Joe Biden et Xi Jinping en novembre 2023. Reçu à San Francisco (une ville sévèrement touchée par la hausse de la consommation de fentanyl) par son homologue américain, le président chinois n'avait pas occulté ce sujet lors des mises en cause du président Biden. Si cette crise est régulièrement évoquée bilatéralement entre les deux pouvoirs politiques [4], la situation actuelle montre que le recul de la consommation dans les villes concernées tarde à se faire sentir. Les tensions s'accumulent dès lors dans la relation entre ces deux rivaux qui sont paradoxalement des partenaires commerciaux de premier choix pour l'un et l'autre.

Aux États-Unis, la protection des frontières est l'un des thèmes de campagne du candidat investi par le Parti républicain, l'ancien président Donald Trump. Si cette thématique fait souvent écho à l'immigration, en particulier depuis le Mexique, la propagation du fentanyl à l'intérieur des frontières américaines est vue par certains comme un échec pour Joe Biden. Donald Trump lui-même avait multiplié les efforts pour mettre ce sujet sur la table entre 2017 et 2021. Afin de répondre à son adversaire pour la Maison-Blanche, Kamala Harris, candidate du Parti démocrate et Vice-présidente sous l'administration sortante, devra se démarquer de son ancien colistier en proposant un plan qui vise à mettre en échec les narco-trafiquants responsables de l'arrivée en masse du fentanyl sur le sol américain mais aussi en se montrant plus ferme face aux autorités chinoises. Un manque de fermeté souvent pointé du doigt par Donald Trump et partagé par un grand nombre d'électeurs républicains.

[1] Données mentionnées dans le podcast « USA : Les ravages du fentanyl », Le reportage d'un jour dans le monde sur France Inter, Radio France, le 27 mai 2024.

[2] Atlas des drogues, Courrier international, 2024.

[3] https://nida.nih.gov/research-topics/trends-statistics/overdose-death-rates

[4] Emmanuel Veron, « La crise du fentanyl, l'autre facette des tensions sino-américaines », Diplomatie, Les grands dossiers, n. 80, juin-juillet 2024, p. 42.