La géopolitique du monde orthodoxe
Entretien réalisé par Karl Haddad, Délégué Eurasie des Ambassadeurs de la Jeunesse.
Nicolas Kazarian est directeur du département des relations inter-orthodoxes, œcuméniques et interreligieuses au sein de l'Archevêché orthodoxe grec d'Amérique (New York, Etats-Unis) et chercheur associé à l'IRIS (Paris, France).
Crédits photos : Karl Haddad (sauf la photo n°2).
Karl Haddad : Dans quelle mesure existe-t-il, aujourd'hui, une division dans le monde orthodoxe ?
Nicolas Kazarian : L'Église orthodoxe est plurielle par nature. Son cheminement historique à travers les deux millénaires qui viennent de s'écouler et les mutations politiques et civilisationnelles qui en ont résulté a forgé son organisation contemporaine, à savoir quinze (ou quatorze) Églises orthodoxes autocéphales, indépendantes, servant 350 millions de fidèles à travers le monde. L'Église orthodoxe est plurielle dans son unité et une dans sa diversité. Elle est une dans sa doctrine, une dans ses sources historiques et spirituelles. Elle est orientale en raison de ses origines. Mais elle est à la fois plurielle dans ses contextes géographiques et ses expressions cultuelles.
L'orthodoxie est géopolitique par nature, car elle s'organise selon des principes territoriaux qui à l'heure de la mondialisation semblent surannés et expliquent un certain nombre de ses challenges contemporains.
Aujourd'hui il existe trois points de crispation qui fragilisent son unité :
- La reconnaissance de la nouvelle Église orthodoxe d'Ukraine établie en 2019 par le Patriarcat œcuménique de Constantinople à laquelle s'oppose le Patriarcat de Moscou, son influence dans la région se voyant remise en question. L'Église russe a dans les faits rompu ses liens de communion avec le Patriarcat œcuménique de Constantinople. La nouvelle Église orthodoxe d'Ukraine n'est pas non plus reconnue par l'ensemble des autres Églises autocéphales orthodoxes ;
- Les Églises de Jérusalem et d'Antioche s'affrontent sur le sort d'un pays comme le Qatar. Il ne s'agit pas seulement ici d'une question de préséance juridictionnelle, mais d'un fait plus profond relatif au service pastoral des communautés arabophones de la région ;
- Le traitement de la diaspora, c'est-à-dire des espaces qui ne sont pas considérés comme traditionnellement orthodoxes, comme l'Europe occidentale, l'Amérique, ou encore l'Australie, complique la situation. Les différentes Églises autocéphales s'organisent par tropismes ethnoreligieux en contradiction avec ses propres règles canoniques et ecclésiologiques, selon lesquelles il ne peut y avoir qu'un seul évêque sur un espace donné.
K.H : Une telle division peut-elle avoir des proportions telles que celles de la réforme protestante ou du schisme de 1054 avec l'église catholique ?
N.K : Non, je ne crois pas, et ce pour plusieurs raisons. D'abord, les conditions historiques ne sont pas celles du 11è siècle et encore moins celles du 16è siècle.
Le christianisme est aujourd'hui en perte de vitesse à l'échelle mondiale. Le rapport entre religion et politique s'est énormément transformé.
Les échelles ne sont pas les mêmes et le niveau d'incompréhension mutuelle reste bien inférieur aux enjeux du passé. Je ne crois donc pas que nous atteindrons les proportions d'alors, même si la mention de ces deux événements dans les narratifs proposés par l'Église russe existe. Mais ils sont plus de l'ordre de la rhétorique que de la réalité.
K.H : Comment cette division s'inscrit-elle dans le cadre géopolitique, notamment vis-à-vis de la crise ukrainienne et de la Russie ?
N.K : La question ukrainienne est formidablement complexe. Le 6 janvier 2019, à Istanbul, le Patriarche œcuménique Bartholomée recevait le Métropolite Ephiphane (Doumenko), le chef fraichement élu de l'Église orthodoxe autocéphale d'Ukraine pour lui remettre officiellement le Tomos (acte) instituant la quinzième Église locale orthodoxe dans le monde. Par ce geste, le Patriarche œcuménique entendait répondre à l'appel répété qui lui avait été lancé par les pouvoirs publics ukrainiens et notamment le président Petro Poroshenko depuis plusieurs années. Pour le Patriarcat œcuménique, la question de l'indépendance ecclésiale de l'Église orthodoxe en Ukraine était une question avant tout spirituelle, même si elle ne pouvait se libérer de ses liens avec le politique.
L'unité de l'orthodoxie est intimement liée à son émancipation. C'est la raison pour laquelle le Patriarche œcuménique Bartholomée, qui depuis plus de vingt-cinq ans administre l'orthodoxie mondiale, tenait à faire réintégrer dans le giron canonique toutes les orthodoxies qui n'étaient plus en communion avec le Patriarcat de Moscou.
L'autocéphalie de l'Église orthodoxe d'Ukraine doit aussi être comprise à l'aune des enjeux soulevés au cours du saint et grand Concile de l'Église orthodoxe, réuni en Crète en juin 2016. Le Patriarcat Moscou avait joué alors la carte du suivisme en s'alignant sur les positions de trois autres Églises (Géorgie, Bulgarie et Antioche). Ils avaient fait savoir qu'elles n'y assisteraient pas, malgré des préparatifs de plus de cinquante ans. Ce retrait de l'Église russe était un confortable moyen de dire au Patriarcat de Constantinople son désaccord, tout en minimisant l'autorité de ce dernier en tant que première dans la communion des Églises orthodoxes. Notons aussi certains effets insoupçonnés sur le travail interorthodoxe, notamment dans la diaspora.
L'Église russe a cessé, par exemple, en raison de la rupture de communion avec Constantinople, de participer aux assemblées épiscopales, en se coupant de facto du témoignage unifié qu'entend rendre l'orthodoxie en tant que christianisme oriental.
En mars dernier le Patriarche de Jérusalem Théophile III a tenté de réunir à Amman (Jordanie) les primats des Églises orthodoxes pour discuter de la question ukrainienne. Seuls les Patriarches de Serbie, de Russie et le métropolite de Tchéquie et de Slovaquie Rostislav avaient fait le déplacement. Nombreux sont ceux ayant reproché au Patriarche de Jérusalem d'avoir alors outrepassé ses prérogatives.
K.H : Nous pouvons voir que des manifestations ont encore lieu au Monténégro suite à un projet de loi stipulant l'appropriation par l'État des propriétés religieuses antérieures à 1918. Pourquoi l'église serbe se sent-elle particulièrement visée ? Pouvons-nous y voir un parallèle avec l'Ukraine ?
N.K : Comparaison n'est pas raison. Les situations monténégrines et ukrainiennes ne peuvent pas être rapprochées. Ce qui se passe au Monténégro est avant tout une tentative de spoliation de la part de l'État monténégrin des biens ecclésiaux appartenant à l'Église orthodoxe sous la juridiction du Patriarcat de Serbie. Du moins, est-ce un des effets directs de cette nouvelle loi. Il est parfaitement improbable que le Patriarcat œcuménique accède aux désirs d'indépendance ecclésiale de l'Église orthodoxe monténégrine qui n'est reconnue par aucune Église orthodoxe autocéphale canonique, même si elle est promue par le président monténégrin Milo Djukanovic. Les récents soutiens du Patriarche œcuménique Bartholomée au Métropolite Amphiloque (Patriarcat de Serbie) sont clairs et sans appel. Le Patriarche œcuménique Bartholomée de déclarer : « Cette loi n'est pas juste. Pour ce qui concerne le Patriarcat œcuménique, la seule Église canonique au Monténégro est le diocèse métropolitain du Monténégro et du Littoral de l'Église orthodoxe serbe et le seul archevêque canonique au Monténégro est le métropolite Amphiloque... Miraš Dedeić [soi-disant primat de l'Église autocéphale du Monténégro] ne pourra jamais recevoir quelque autocéphalie que ce soit pour sa pseudo-Église. Et comment pourrions permettre quelque chose de semblable à quelqu'un que nous avons réduit à l'état laïc ? »
N.K : Plus qu'une rivalité, les Patriarcats de Constantinople et de Moscou ont deux visions très différentes du monde en général et du monde orthodoxe en particulier. Le premier est cosmopolite, représentant une tradition ecclésiale multiséculaire et son statut de minorité en Turquie lui offre une puissante qualité compassionnelle. Le second s'est relevé de soixante-dix années de communisme presque exsangue. Le mouvement de balancier s'est inversé.
L'Église russe est devenue une entreprise identitaire au service du Kremlin, quand bien même sa formidable expansion marque un renouveau spirituel réel. La question ukrainienne a certainement cristallisé leur antagonisme, mais le temps passant la situation trouvera une solution.
Les Églises orthodoxes autocéphales ont commencé à reconnaître le Métropolite Épiphane de Kiev. La relation asymétrique qu'entretiennent les Patriarcats de Constantinople et de Moscou structure aujourd'hui les logiques de pouvoir et d'autorité au sein de la géopolitique orthodoxe mondiale. La crise sanitaire que nous traversons n'a pas eu pour effet de les rapprocher, du moins pour l'instant.