La justice pénale internationale au Kenya : Quels enseignements ?
Par Sophie Moreau-Brillatz (analyste au sein de la Commission Sécurité & Défense et de la Commission Droit International & Justice internationale des Ambassadeurs de la Jeunesse), Mathilde Marcel et Valentin Bayeh (rédacteurs au sein de la Commission Droit International & Justice Internationale des Ambassadeurs de la Jeunesse).
Lors des élections générales kényanes du 27 décembre 2007, de nombreuses violences post-électorales ont eu lieu pendant deux mois. C'est particulièrement le résultat des élections présidentielles qui est contesté. En effet, le Président sortant Mwai Kibaki est déclaré vainqueur alors que le camp opposé, représenté par Raila Odinga, conteste cette réélection en raison de nombreuses fraudes électorales.
Cette contestation politique dégénère très vite en violence dans tout le pays et les partisans des deux candidats commencent à s'entretuer. C'est la signature entre les deux candidats d'un accord de partage du pouvoir qui met fin aux violences début 2008 : Kibaki reste Président et Odinga devient Premier ministre.
Ce n'est pas la première fois que le Kenya est sous le feu de violences. La corruption est très présente au sein du pouvoir politique et dès 1990, année des premières élections multipartites, on assiste à des violences systématiques au moment des élections générales. En 1990, suite à ces violences post-électorales, aucun des responsables présumés, dont des hauts fonctionnaires kenyans, n'est jugé et puni. Il semblerait alors que l'impunité soit la règle au Kenya.
D'après la Cour Pénale Internationale (ci-après « CPI »), en 2007 dans six des huit provinces du territoire kenyan, 1000 personnes ont été tuées, en majorité dans la région de la Vallée du Grand Rift, plus de 900 personnes ont été violées et victimes de violences sexuelles, 3 500 personnes ont été blessées et plus de 500 000 personnes ont été déplacées. Ces violences sont d'une très grande gravité. En effet, des personnes ont été brûlées vives, décapitées ou encore taillées en pièces jusqu'à la mort par des machettes. De nombreuses femmes ont également été victimes de viols en réunion et de mutilations génitales.
Le Kenya étant partie à la CPI depuis mars 2005, la Cour est compétente pour juger des crimes contre l'humanité, crimes de génocide, crimes de guerre ou crimes d'agression commis sur le territoire kenyan. C'est en 2010 que le Procureur de la CPI ouvre une enquête de sa propre initiative, eu égard aucontexte de violences post-électorales au Kenya. Ces violences sont qualifiées par la Cour de crime contre l'humanité et c'est la première fois dans l'histoire de la CPI que le Procureur se saisit proprio motu.
C'est également la première fois que des responsables présumés de violences électorales au Kenya sont poursuivis par une instance judiciaire. Six personnes sont donc inquiétées par la CPI pour crimes contre l'humanité et plus particulièrement pour meurtres, déportations et transferts forcés de populations, persécutions, viols, actes de torture et traitements inhumains.
Il a été convenu que ce groupe de personnes soit dénommé le Groupe des Ocampo Six en référence à Luis Moreno Ocampo, Procureur de la CPI au moment des faits.
Le Ocampo Six regroupe d'importantes personnalités kenyanes :
- William Ruto, ministre de l'Agriculture au moment des faits et actuel vice-président du Kenya ;
- Uhuru Kenyatta, vice-Premier ministre au moment des faits, fils du premier Président du pays et Président actuel du Kenya ;
- Henry Kosgey, Ministre de l'Industrialisation au moment des faits ;
- Francis Muthaura, secrétaire du Conseil des ministres au moment des faits ;
- Joshua Sang, responsable d'une radio, suspecté de messages de haines sur les ondes ;
- Hussein Ali, Préfet de police au moment des violences de 2007 pour violences policières sur la population civile.
Pour le peuple, l'ouverture d'une enquête par la CPI illustre l'espoir de rompre avec la totale impunité du pouvoir politique kenyan. Pourtant, dans les faits et malgré la volonté de la CPI de mettre fin à cette impunité, on observe en réalité qu'aucune condamnation n'a été prononcée par la Cour.
La question se pose donc de savoir comment la situation politique au Kenya illustre-t-elle les imperfections de la justice pénale internationale. En premier lieu, de nombreux faits permettent de montrer que le pouvoir politique kényan est hostile à la CPI, permettant presque de facto de bloquer la compétence juridictionnelle de la Cour. Ensuite, il s'agit de souligner l'incapacité de ces mécanismes de justice pénale internationale à rétablir la paix dans un contexte instable.
Les obstacles politiques kenyan à l'application des règles du Statut de Rome
La CPI n'a pas vocation à juger tous les auteurs de crimes durant la période post-électorale, mais les plus hauts responsables du pouvoir politique.
Déjà, avant l'ouverture de l'enquête par la Cour de La Haye, le pouvoir kenyan n'était pas favorable à un jugement des auteurs des violences post-électorales. Dès 2008, une commission d'enquête a été ouverte au Kenya : il s'agit de la Commission Waki. Cette commission a rapporté de nombreuses preuves des crimes commis après les élections de 2007 et pourtant aucun procès national n'a été organisé.
De nombreuses options, qu'elles soient juridictionnelles ou non étaient dans les mains du pouvoir kényan, comme le choix d'instituer une Commission vérité et réconciliation ou de créer un Tribunal international mixte, mais aucune de ces deux options n'a été instituée afin que les auteurs de ces exactions puissent rendre des comptes aux populations.
Cette hostilité du pouvoir kenyan s'explique par le fait que les responsables de ces violences étaient ou sont des personnes haut placées au Kenya et sont protégées par le pouvoir en place. C'est la rencontre entre Ocampo et Kofi Annan en 2009 à la suite de la médiation de 2008 organisée sous les auspices de ce dernier que va s'ouvrir le chapitre du Kenya devant la CPI. En effet, Kofi Annan remettra au Procureur de la CPI une enveloppe scellée avec des noms et preuves issues des travaux de la Commission Waki.
De par la nature de la CPI et du principe de complémentarité énoncé dans le Statut de Rome, la Cour n'est compétente que dans le cas où les juridictions pénales nationales n'ont pas pris les mesures nécessaires pour punir les personnes intéressées. Ce principe signifie que la compétence de la CPI est envisagée comme une compétence d'exception.
La Cour n'a ni une vocation prioritaire ni une compétence exclusive par rapport aux juridictions nationales. Cela signifie que les juridictions kényanes étaient les premières compétentes pour juger les Ocampo Six et qu'à défaut d'une procédure pénale nationale, la CPI est finalement compétente.
C'est deux ans après la fin des violences post-électorales, en 2010, que sont ouvertes les affaires devant la CPI concernant les six suspects kényans.
Pourtant, dès 2012, on assiste à un affaiblissement du pouvoir juridictionnel de la CPI. En janvier 2012, les Ocampo Six deviennent les Ocampo Four car dès l'ouverture de la procédure, les charges retenues contre Henry Kosgey et Hussein Ali sont abandonnées par manque de preuves.
Pour Francis Muthaura, c'est en mars 2013 que les charges sont abandonnées en raison de la rétractation des témoins. D'après Fatou Bensouda, nouvelle Procureur de la CPI depuis 2012, la majorité des témoins a été tuée, corrompue ou s'est retirée de la procédure devant la CPI. Ces meurtres et intimidations de témoins visent à déstabiliser les enquêtes de la CPI et sont sans doute imputables au pouvoir kenyan pour contrer la procédure en cours devant la CPI.
En raison de l'assassinat de témoins clés au Kenya, la CPI a ouvert une enquête en 2015 contre deux citoyens kenyans pour subordination de témoins. Mais depuis 2015, aucune de ces deux personnes n'a été jugée.
En 2013, le Groupe des Ocampo Six, devenu les Ocampo Four, devient les Ocampo Three.
Concernant Uhuru Kenyatta, les charges sont abandonnées par la Cour en 2015 et l'affaire est considérée comme close depuis cinq ans tant que le Procureur ne présente pas de nouvelles preuves pour accuser l'actuel Président du Kenya.
Pour William Ruto et Joshua Sang,c'est finalement en avril 2016 que la CPI a décidé à la majorité de ses membres de mettre fin à ces deux affaires.
Depuis avril 2016, aucun des six intéressés n'a fait l'objet d'une quelconque condamnation devant la CPI, alimentant une nouvelle fois le débat à propos de l'impunité d'auteurs de crimes contre l'humanité.
Cette affaire des Ocampo Six est intéressante car en dehors des considérations juridictionnelles, l'affaire est hautement politique et politisée. Le Kenya a en effet menacé de se retirer du Statut de Rome et l'Union Africaine (ci-après « UA »), dont le Kenya est partie, mène une bataille politique contre la CPI en accusant la juridiction haguenoise d'être une justice biaisée, néo-colonialiste et ne jugeant que les dirigeants africains. L'UA a en effet suspendu sa collaboration avec la CPI et une résolution a été adoptée, entérinant ce choix politique des États africains. Cette résolution de l'UA est pourtant sans incidence pratique sur la compétence de la CPI mais illustre tout de même l'absence de volonté réelle de coopérer avec les juges de La Haye.
De plus, la CPI souffre d'une contrainte majeure : elle est dépendante de la coopération des États-membres dans la remise des personnes faisant l'objet d'un mandat d'arrêt, car la CPI ne peut pas condamner par contumace un intéressé. En cas de non-respect du principe de coopération, aucune sanction ne peut être prise contre un État, la CPI ne disposant pas de pouvoir de police.
Le Kenya refuse de reconnaître cette obligation de coopération et cela s'illustre par la rencontre avec Omar Al Bachir au Kenya. L'ancien président du Soudan fait également l'objet d'un mandat d'arrêt de la CPI et le Kenya aurait dû remettre l'intéressé à la Cour au regard du principe de coopération.
S'il n'y a pas de coopération entre la CPI et les États, la CPI ne peut rendre de jugement et l'impunité demeure : le choix politique d'un État supplante toute condamnation d'auteurs de crimes touchant la communauté internationale dans son ensemble. L'unique choix de la CPI comme instrument pour le rétablissement de la paix n'est donc pas suffisant.
L'incapacité des mécanismes de justice pénale internationale à consolider la paix en sortie de conflit au Kenya
Les violences électorales en 2007 et 2008 au Kenya ont profondément marqué le régime, mettant ainsi à mal la réputation de stabilité du pays comparé à ses voisins d'Afrique. La pacification est imparfaite après les conflits et l'on constate des résurgences de violences à l'approche d'épisodes électoraux. Les partis politiques, habitués aux processus des conflits et à la manifestation de violences, ne parviennent pas à entamer un dialogue démocratique en période électorale. L'appareil étatique ne semble pas être en mesure d'arbitrer les oppositions politiques et la transition des conflits vers une stabilisation démocratique n'est pas assurée. Le régime politique kenyan semble difficilement relever ces défis et ne parvient pas à maîtriser les risques de l'escalade des violences en période électorale.
Le conflit dépasse la question de l'impunité des auteurs de crimes internationaux. La justice pénale internationale n'a pas vocation et n'est pas en mesure de prendre en compte tous les aspects d'un conflit interne. Afin d'appréhender les violences commises au Kenya en 2007 et 2008, il convient d'adopter une approche holistique des enjeux : les violences survenues entre les différentes ethnies manifestent des problèmes structuraux internes au pays découlant de sources différentes qu'il convient de mettre en lumière.
Si la coexistence de la multiplicité ethnique kényane semble être la plus évidente source de tensions, il n'en demeure pas moins que la forme institutionnelle de l'État et le contexte économique et social profondément inégalitaire sont des facteurs aggravants à prendre en considération.
Les facteurs déclencheurs des conflits ne sont par conséquent pas limités à des résultats électoraux mais aussi bien à des problèmes de gestion des terres et des ressources qu'à des inégalités socioculturelles. Pour endiguer les sources des violences, une prise en compte de l'ensemble de ces facteurs dans leur complexité apparaît nécessaire ; ainsi des réformes législatives, constitutionnelles ou des politiques économiques peuvent être avancées. En effet, les inégalités foncières sont très importantes et diffèrent selon les présidences : sous Kenyatta, l'ethnie des Kikuyu dont est issu le Président a bénéficié de nombreux avantages dans l'accès à la propriété. C'est ainsi que les partis politiques conservent une forte dimension ethnique faisant ressurgir les revendications apportées pendant les périodes de conflit. Ces inégalités ethniques sont présentes au sein d'un contexte plus général d'inégalités de ressources et d'extrême pauvreté au Kenya : à titre d'exemple, 60% de la population de Nairobi vit dans des bidonvilles.
Plusieurs mécanismes d'arbitrage et de médiation sont mis en place. L'UA mandate Kofi Annan afin de proposer une médiation et l'intervention de l'ancien Secrétaire général des Nations unies aboutit à un partage de pouvoir entre les deux ethnies les plus représentées dans les conflits : un accord est signé en février 2008, instaurant un partage du pouvoir entre le Président M. Kibaki et le chef du Mouvement démocratique Orange, R. Odinga, ce qui affaiblit drastiquement les émeutes.
Cependant, cet accord n'apparaît pas satisfaisant afin de rétablir une société démocratique stable. Il convient que les auteurs des violences déposent les armes et que le pays entier aille vers une transition vers la stabilité et c'est pour cette raison que l'option de recourir à la CPI sera choisie.
En 2010, des réformes constitutionnelles sont adoptées par référendum avec 67% des suffrages favorables. Préparées pendant plusieurs décennies, ces réformes prévoient des modernisations du système judiciaire. Le pouvoir de l'exécutif est réduit et est également prévue la création d'un comité des terres ayant pour but de limiter la corruption et les inégalités foncières, sources de tensions.
L'adoption de la nouvelle norme fondamentale contribue à limiter l'exacerbation des tensions entre ethnies mais ne permet pas de clore de manière satisfaisante les conflits électoraux. L'absence de condamnation pénale des auteurs de crimes internationaux pendant la période de 2007 à 2008 est une non-reconnaissance des victimes et des meurtres interethniques.
Les émeutes des années 2007 et 2008 ont fait plus de 1000 morts et engendré le déplacement de plus de 500 000 personnes. Le rôle de la justice pénale internationale dans le processus transitionnel d'une période de conflit vers une paix stable, s'il n'est pas exclusif, demeure très important pour le renouvellement de la classe politique et les populations civiles. L'absence d'aboutissement de ce mécanisme de justice pénale internationale est un manque notable au Kenya depuis les violences de 2007 et 2008. L'une des fonctions de la justice après un conflit, en plus de punir les auteurs de crimes graves, étant la réconciliation des différentes parties au conflit, le Kenya n'a pas vécu cette étape nécessaire de reconnaissance et réparation des victimes du conflit.
Lorsque la Chambre de première instance de la CPI a annoncé que les charges à l'encontre des accusés étaient abandonnées, les victimes n'ont pas été reconnues et les chefs politiques accusés demeurent au pouvoir. Les poursuites ont été abandonnées pour cause de risques d'ingérences politiques et de pressions sur certains témoins. Les juges ont précisé qu'il s'agissait d'une annulation des charges et non d'un acquittement, rendant possible la réouverture de l'affaire ultérieurement. Cependant, en l'absence de processus de reconnaissance des victimes, les risques d'ingérences et d'intimidation des témoins restent importants.
Cette position d'entre-deux judiciaire est défavorable au processus de réconciliation des victimes qui demeurent dans l'attente d'un jugement reconnaissant les faits.
Au Kenya, la tentative de rapprochement entamée par Kofi Annan ne pouvait qu'être temporaire puis complétée par la poursuite et le jugement des auteurs des violations des droits fondamentaux devant une juridiction, qu'elle soit nationale ou internationale. L'échec de la CPI est dans ce sens un frein majeur à la stabilisation du Kenya.
Conclusion
Le contexte interne kenyan illustre d'une part les imperfections des mécanismes de justice pénale internationale et, d'autre part, la nécessité de tels mécanismes pour la réconciliation dans une société post-conflit.
La fronde de plusieurs États africains hostiles à la CPI, dont fait partie le Kenya, est un frein déterminant à son action. Le manque de confiance envers les mécanismes de justice pénale internationale et les immunités dont bénéficient les hauts dirigeants pour les faits commis en 2007 et 2008 ne permettent pas d'aboutir à une condamnation des auteurs des crimes commis, rendant impossible tout processus de réconciliation. De plus, la Cour ne dispose que d'une compétence subsidiaire, sous couvert d'un mandat strict et dépend de la bonne volonté des États parties. En l'espèce, en l'absence de coopération du Kenya dans la transmission des témoins et personnes inculpées, aucun accusé ne pourra être jugé.
L'unique choix de la CPI comme instrument pour le rétablissement de la paix n'est donc pas suffisant. Le conflit dépasse la question de l'impunité des auteurs de crimes et la justice pénale internationale ne peut pas prendre en compte tous les facteurs d'un conflit interne. Au Kenya, la diversité ethnique et les inégalités structurelles qui en découlent doivent faire l'objet de réformes approfondies, qui ont lieu en 2010 à l'occasion de l'adoption d'une nouvelle Constitution visant à renforcer l'égalité entre les ethnies.
Cependant, malgré ces réformes, le climat démocratique demeure instable, ce qui souligne l'importance du processus de réconciliation entre les parties anciennement belligérantes au sein d'un pays. Le rôle de la justice pénale internationale dans le processus transitionnel d'une période de conflit vers une paix durable demeure très important en ce sens.
Les opinions exprimées dans ce texte n'engagent que la responsabilité des auteurs
© Tous droits réservés, Paris, Ambassadeurs de la Jeunesse, 2020.
Comment citer cette publication :
Sophie Moreau-Brillatz, Mathilde Marcel et Valentin Bayeh, « La justice pénale internationale au Kenya : Quels enseignements ? », Ambassadeurs de la Jeunesse, 08 avril 2020.