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La question migratoire peut-elle être considérée comme un outil de stratégie géopolitique pour le Maroc ?

18/08/2022

Djifa AGBEZOUKIN, analyste au sein du département Afrique subsaharienne de l'Institut d'études de géopolitique appliquée, s'est entretenu avec Abdelmounaim EL GUEDDARI, professeur à l'Université Mohamed V de Rabat (Maroc).

Comment citer cet entretien :

Djifa AGBEZOUKIN, Abdelmounaim EL GUEDDARI, « La question migratoire peut-elle être considérée comme un outil de stratégie géopolitique pour le Maroc ? », Institut d'études de géopolitique appliquée, août 2022, URL : cliquer ici


www.pixabay.com
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Djifa AGBEZOUKIN - La coopération entre le Maroc et l'Union européenne en matière de migration est-elle régie par un accord en particulier ? Auquel cas, quelles sont ses implications pour les deux parties ?

Pr. Abdelmounaim EL GUEDDARI - La genèse de l'activité conventionnelle entre l'Union européenne et le Maroc nous renseigne que la question migratoire a été abordée d'une manière graduelle, alors qu'elle était absente du premier accord conclu le 31 mars 1969 entre les deux partenaires (accord d'association). Ce dernier comprenait des dispositions à caractères mercantiles, garantissant le libre accès au marché communautaire de la quasi-totalité des produits industriels exportés par le Maroc et instaurant un régime privilégié pour certaines exportations agricoles. Il fallait attendre la fin de 1974 pour que les négociations relatives à la main d'œuvre commencent, pour aboutir au début de 1976 à la rédaction des rares articles que contient le volet « coopération dans le domaine de la main-d'œuvre » de l'accord de coopération signé le 26 avril 1976. Le texte ébauche à peine la question migratoire. Seulement quatre articles et un échange de lettres ont été jugés suffisants pour régir ce domaine.

Aujourd'hui, la base légale de la coopération entre l'Union européenne et le Maroc dans le domaine de la migration repose sur le nouvel accord dit euro-méditerranéen d'association signé le 26 février 1996 et entré effectivement en vigueur le 1er mars 2000. Le titre VI intitulé « coopération sociale et culturelle » repose à la fois sur des dispositions relatives aux travailleurs (chapitre 1), sur un dialogue dans le domaine social (chapitre 2), sur des actions de coopération en matière sociale (chapitre 3) ainsi que sur la coopération culturelle (chapitre 4). L'architecture générale de la coopération reprend l'essentiel de l'ancien accord de 1976 tout en insérant quelques ajustements rendus nécessaires et par les développements jurisprudentiels de la Cour de justice des Communauté européennes (actuellement Cour de justice de l'Union européenne) et par la volonté de maîtriser l'immigration illégale.

L'absence de toute discrimination fondée sur la nationalité par rapport aux propres ressortissants des États membres dans lequel ils sont occupés, protège définitivement les droits des ressortissants marocains en matière de sécurité sociale (prestation de maladie et de maternité, les prestations d'invalidité, de vieillesse, de survivants, les prestations d'accidents de travail et de maladie professionnelle, les allocations de décès, les prestations de chômage et les prestations familiales).

Il est tout à fait intéressant d'observer que le Maroc est tenu d'accorder aux travailleurs ressortissants des États membres occupés sur son territoire, ainsi qu'aux membres de leur famille, un régime analogue à celui prévu par l'accord. 

La réciprocité est définitivement retenue entre les deux partenaires, alors même que la nature des mouvements migratoires entre les deux partenaires est totalement différente.

Il est également important de rappeler que la protection des droits des immigrés marocains légalement installés sur le territoire des États membres de l'Union européenne a fait l'objet d'une jurisprudence constante de la Cour de justice des Communauté européennes depuis l'arrêt rendu le 31 janvier 1991 dans l'affaire Bahia Kziber. La Cour de Justice à rappelé dans l'affaire Hallouzi-Choho qu'une fois établies sur le territoire d'un État membre, les personnes concernées par les dispositions des accords de coopération doivent être traitées comme si elles étaient des ressortissants des États membres concernés.

La jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés européennes, à l'occasion de l'interprétation de l'accord conclu avec le Maroc, a eu un effet « d'irradiation » pour l'ensemble des accords conclus avec les États Africains qui comportent des dispositions similaires et en premier lieu l'accord de Cotonou du 23 juin 2000 liant l'Union européenne aux États ACP (Afrique, caraïbes et Pacifique).

Djifa AGBEZOUKIN - Perçu comme un rempart contre l'afflux de migrants clandestins vers l'Europe, le Maroc est sans aucun doute un allier important pour l'Union européenne dans sa lutte contre l'immigration clandestine en provenance d'Afrique. Cela pèse-t-il dans la balance quand il faut prendre les grandes décisions comme par exemple concernant la question du Sahara ?

Pr. Abdelmounaim EL GUEDDARI - Le dialogue dans le domaine social qui présente un intérêt commun pour les deux partenaires, porte notamment sur tous les problèmes relatifs entre autres à la lutte contre l'immigration clandestine et aux conditions de retour des personnes en situation irrégulière au regard de la législation relative au séjour et à l'établissement applicable dans le pays hôte. La dimension de la lutte contre l'immigration clandestine s'inscrit donc dans les préoccupations des deux parties et exige sur le plan juridique des engagements réciproques de collaboration entre l'Union européenne et le Maroc concernant le retour des personnes en séjour irrégulier dans leur pays d'origine et de transit.

L'idée de la conclusion d'un accord de réadmission avec le Maroc devrait en principe avoir pour effet de porter ce dernier à manifester davantage de vigilance lors des contrôles exercés à l'égard de ses ressortissants ou à l'égard de ceux qui traversent son territoire, quittant le territoire national. Dès 2003, la Commission européenne avait déjà attiré l'attention des États membres sur la nécessité d'assister les pays voisins dans leur effort de lutte contre l'immigration clandestine de transit. L'Union européenne vise à terme la réadmission des personnes ayant traversé le territoire marocain indépendamment de leur nationalité. Le Maroc qui se trouve lié par des accords bilatéraux de réadmission avec l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne, Malte, le Portugal et la France, a entamé des négociations avec l'Union européenne pour la réadmission des migrants en situation irrégulière. L'avantage de telles négociations est de communautariser les accords bilatéraux des États membres sur la base de l'article 71 de l'accord d'association qui énonce « la réinsertion des personnes rapatriées en raison du caractère illégal de la situation au regard de la législation de l'État considéré ».

Des divergences entre les deux parties retardent la signature de l'accord de réadmission Union européenne/Maroc. Lors du 17ème round de négociations, il semble que des difficultés liées notamment à la facilitation d'octroi des visas pour les ressortissants marocains, les procédures administratives, l'appui financier et technique de la Communauté, le champ d'application personnel, persistent toujours dans un domaine sensible relevant traditionnellement des prérogatives régaliennes des É tats.

Djifa AGBEZOUKIN - Bien que les plus grands flux migratoires soient intra-africains, tous les pays africains ont quasiment des ressortissants parmi les candidats à l'immigration clandestine vers l'Europe en passant par le Maroc. Au vu de la charge financière que les opérations coûtent au Maroc, peut-on penser que le Royaume porte seul le fardeau de tout le continent africain ?

Pr. Abdelmounaim EL GUEDDARI - La gestion des flux migratoires a toujours été une préoccupation majeure des autorités marocaines. Le renforcement des capacités institutionnelles et techniques a nécessité effectivement la création d'une ligne budgétaire spécifique. La gouvernance a été dédiée à des organes autonomes : Fondations, département ministériel compétent, structures de contrôle des frontières...

Dans le cadre de sa coopération avec l'Union européenne, le Maroc a bénéficié dès 2006 d'une aide de 70 millions d'euros pour soutenir « le programme d'urgence de soutien au développement institutionnel et à la mise à niveau de la stratégie migratoire présenté par le gouvernement marocain », dont 40 millions d'euros ont été initiés en 2004 pour un programme Maroc/Union européenne de « Gestion des contrôles frontaliers ».

Aujourd'hui plusieurs projets de lutte contre l'immigration illégale ont été appuyés par les services compétents de l'Union européenne. À ce titre le montant alloué pour la période allant à 2027 s'élève à 500 millions d'euros. Les objectifs affichés par les différents instruments financiers peuvent être résumés dans les points suivants :

  • protection des frontières et lutte contre les réseaux de trafic illicites de migrants,
  • renforcement des capacités institutionnelles et sécuritaires,
  • promotion de la collaboration régionale en matière de gestion des flux migratoires,
  • mise en œuvre des futurs accords de réadmission,
  • réintégration des personnes en retour dans leur société d'origine,
  • dialogue Maghreb/Afrique subsaharienne,
  • stimulation de l'émigration qualifiante et le découragement des départs illégaux,
  • consolidation des liens entre les communautés immigrées et la communauté d'origine.

Djifa AGBEZOUKIN - Le Maroc avait organisé en 2014 et en 2016 des opérations de régularisation de plus de 25 000 migrants afin de leur faciliter l'accès à l'emploi dans le Royaume à travers l'obtention d'un titre de séjour. Peut-on dire que cela a contribué à renforcer la perception du Maroc comme une terre d'accueil et non seulement une terre de passage ?

Pr. Abdelmounaim EL GUEDDARI - Plusieurs textes du droit positif marocain régissent par extension la situation des migrants au Maroc. Il s'agit notamment du code de la nationalité, la loi relative à l'état civil, le code de la famille, le code du commerce, le code pénal, la loi sur les libertés publiques et la loi relative au code du travail.

Cet arsenal juridique interne qui a des prolongements sur le statut des migrants se caractérise par la protection des droits acquis et tend à confirmer le principe d'égalité de traitement entre les nationaux et les étrangers. La nouvelle loi sur la migration au Maroc ouvre une nouvelle perspective d'évolution en unifiant et spécifiant le traitement réservé aux migrants. La loi n°02/03 relative à l'entrée et au séjour des étrangers au Maroc, à l'émigration et l'immigration irrégulières est adoptée le 11 novembre 2003. Elle est entrée en vigueur à la date de sa publication au Bulletin officiel du Royaume.

Le texte marque incontestablement la volonté du Maroc d'intégrer les étrangers qui sont légalement installés sur le territoire national. En instaurant des mesures qui organisent le séjour, des garanties judiciaires pour protéger les droits des migrants qui sont menacés par une mesure de reconduite à la frontière ou d'expulsion, la loi ouvre la porte à une politique d'intégration des étrangers qui prend en compte l'adhésion du Maroc aux conventions internationales relatives aux droits des étrangers, et également le processus de concertation avec l'Union européenne.

D'ailleurs le juge administratif marocain n'a pas hésité lors d'une affaire concernant un étranger (affaire Farouk Ben Mustapha Izzat) de confirmer que « la prise en compte des éléments humanitaires, au moment de la prise des décisions concernant l'entrée et le séjour des étrangers, est devenue un engagement général, après avoir été consacré par différentes législations, la dernière en date étant la loi 02-03 relative à l'entrée et au séjour des étrangers... dont l'article 29 consacre le droit de la personne étrangère à ne pas être éloignée vers un pays si sa vie et sa liberté sont menacées ou s'il pourrait y subir un traitement inhumain... ».

L'opération de régularisation organisée par le Maroc en 2014 et 2016 s'inscrit dans ce cadre légal à la fois protecteur des droits des migrants légaux et répressif des migrations illégales. La politique et la stratégie marocaine adoptées en 2013 s'inscrivent d'ailleurs dans cette même logique.

Djifa AGBEZOUKIN - Les autorités espagnoles ont considéré les incidents du 24 juin 2022 comme une attaque contre l'intégrité territoriale de leur pays orchestrée par des groupes mafieux. Quels pourraient être les objectifs de ces groupes qui seraient derrière ce « drame de Melilla » ?

Pr. Abdelmounaim EL GUEDDARI - La presse marocaine et étrangère relate régulièrement les événements tragiques de la traversée du détroit de Gibraltar. Déjà en octobre 2005, près de 2000 migrants africains ont voulu franchir par la force l'enclave espagnole au Maroc, Melilla. La nouvelle crise migratoire à Melilla, qui a laissé malheureusement plus d'une trentaine de morts s'inscrit dans la suite logique des incidents qui jalonnent le parcours des migrants africains. La lutte contre les réseaux mafieux reste une priorité dans la lutte contre le trafic de l'immigration clandestine. Ces réseaux sont animés par des considérations financières avant toute chose. Les sommes d'argent demandées aux désireux de prendre l'aventure européenne témoignent de l'objectif fondamentalement mercantile des groupes mafieux.

Indépendamment des groupes mafieux et indépendamment des objectifs de ces derniers, les drames de l'immigration clandestine doivent être analysés ailleurs. En d'autres termes, c'est sous l'angle de la question du développement que le débat doit se focaliser. Pour paraphraser Alfred Sauvy, si les richesses ne vont pas là où sont les hommes, les hommes vont naturellement là où sont les richesses.

Les accords conclus entre l'Union européenne et les États africains n'ont pas pour objet l'entrée et la circulation des ressortissants africains sur le territoire européen. 

Le préambule de l'accord conclu avec le Maroc affirme à titre d'exemple que l'objectif de l'accord est « d'apporter au Maroc un soutien significatif à ses efforts de réforme et d'ajustement au plan économique, ainsi que de développement social ». Par une coopération économique, financière et sociale, l'Union européenne peut contribuer au développement des pays d'origine, assurer leur compétitivité économique et partant lutter contre les causes profondes de l'émigration. Telle en tout cas est la volonté des partenaires pour gérer la pression migratoire et tel me semble-t-il le bon sens pour éviter à l'avenir les drames de l'immigration clandestine.

Djifa AGBEZOUKIN - Peut-on dire que la question migratoire constitue aujourd'hui un moyen de pression pour atteindre des ambitions géopolitiques et territoriales ?

Pr. Abdelmounaim EL GUEDDARI - La question migratoire a toujours été un enjeu politique pour les États membres de l'Union européenne, un enjeu communautaire pour l'Union européenne en tant qu'organisation régionale qui n'arrive pas encore à communautariser les politiques migratoires nationales de ses États membres et enfin un enjeu social pour les États africains d'origine des migrations internationales.

Les ambitions géopolitiques et territoriales des uns et des autres se traduisent aujourd'hui par une coopération triangulaire entre l'Union européenne, l'Union Africaine et le Maroc dans le domaine des migrations. Lancé depuis 2006, le processus de Rabat sur la Migration et le développement marque le début d'une coopération euro-africaine dont le Maroc constitue la pierre angulaire.

Ce partenariat va prendre la forme d'une coopération triennale axée tant sur la migration légale que sur la migration irrégulière et la nécessité de lier la migration aux questions de développement.

Le financement du dialogue euro-africain est rattaché au projet global « soutien au dialogue Afrique/Union européenne sur la migration et la mobilité ». Il vient de confirmer la volonté des États européens pour une approche globale des migrations qui allie protection de la migration légale et lutte contre l'immigration irrégulière à travers l'aide au développement.

Il est important de souligner ici que la volonté politique des États parties au dialogue triangulaire est le seul garant pour la réalisation des objectifs régulièrement affichés lors des différentes rencontres au sommet et légitimement débattues eu égard aux enjeux majeurs que soulève la question migratoire.

Le partenariat exige que les partenaires disposent de la même capacité pour assumer les devoirs et jouir des droits découlant des engagements volontairement souscrits dans le cadre des relations de coopération bilatérales ou multilatérales.

Djifa AGBEZOUKIN - En quoi l'Union européenne, voire la France, peuvent-elles prendre le Maroc comme exemple dans la gestion des flux migratoires ?

Pr. Abdelmounaim EL GUEDDARI - La déclaration sur le partenariat pour la mobilité signé entre neuf États membres de l'Union européenne y compris la France et le Maroc en 2013, constitue un engagement politique qui prend acte « de la spécificité du Maroc en tant que pays d'origine, de transit et, de plus en plus, de destination finale en matière de flux migratoires.... Ses efforts constants pour maîtriser les routes migratoires, y compris maritimes, lutter contre l'immigration irrégulière et contre les réseaux transfrontières de trafic des êtres humains et de traite des personnes ».

Observons que le Maroc est le premier pays Africain à initier avec l'Union européenne un Dialogue sur la migration, la mobilité et la sécurité. Il est important de souligner que la mise en œuvre du partenariat pour la mobilité associe les agences de l'Union européenne : FRONTEX, EUROPOL, CEPOL, EUROJUST, EASO et l'ETF. L'association du Maroc à la coopération avec ces différents organes témoigne du degré avancé de la coopération migratoire entre les États signataires.

L'adoption par le Maroc de la loi n°02-03 relative à l'entrée et au séjour des étrangers au Maroc, à l'émigration et l'immigration irrégulières, ainsi que l'adoption en 2018 du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, traduit définitivement l'engagement volontaire du Maroc dans le processus multilatéral de gestion des flux migratoires.