Le droit de veto à l’ONU : un privilège imparfait à la recherche d’un équilibre
Claire Pinel et Salomé Lallée, responsables du département droit international et justice internationale de l'Institut d'études de géopolitique appliquée, se sont entretenues avec Olivier Corten, professeur à l'Université Libre de Bruxelles, au Centre de droit international, co-directeur de la Revue belge de droit international et membre associé de l'Institut de droit international.
Comment citer cet entretien :
Olivier Corten (entretien avec Salomé Lallée et Claire Pinel), « Le droit de veto à l'ONU : un privilège imparfait à la recherche d'un équilibre », Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, Octobre 2022, URL : https://www.institut-ega.org/l/le-droit-de-veto-a-l-onu-un-privilege-imparfait-a-la-recherche-d-un-equilibre/
Sur le même sujet :
Anne-Thida Norodom (entretien avec Salomé Lallée et Dorsaf Danezli), Le droit de veto à l'ONU : l'abus d'un privilège dépassé ?, Tour d'horizon géopolitique, n°14, Institut d'études de géopolitique appliquée, Septembre 2022, URL : https://soundcloud.com/institut-ega/le-droit-de-veto-a-lonu-labus-dun-privilege-depasse
Salomé Lallée - L'objectif de cet entretien est de partir de la conception que la société se fait du droit de veto. Très contesté depuis quelques années, en particulier au regard de ce qu'il se passe en Ukraine actuellement, il convient également de s'interroger sur les évolutions possibles de ce droit, sa remise en cause faisant l'objet de diverses propositions d'améliorations, comme le montre la résolution portée par le Liechtenstein, devant l'Organisation des Nations unies.
Professeur Corten - De manière générale, et pour commencer, il peut être nécessaire de rappeler l'objet même du droit de veto c'est-à-dire s'intéresser aux raisons pour lesquelles il a été instauré et, dès lors, se demander pourquoi ce n'est pas simple comme débat.
Il est vrai que le droit de veto est dépassé dans le sens où il a été décidé au moment même de la Seconde Guerre mondiale, donc pendant un conflit, et il a été réservé aux alliés, c'est-à-dire les grandes puissances militaires et politiques de l'époque. Dès lors, un privilège leur a été donné puisqu'ils peuvent, à eux seuls, s'opposer à l'adoption de certaines résolutions, surtout les résolutions les plus importantes du Conseil de sécurité, et notamment en matière de sanctions. En même temps, l'objectif de ce droit de veto était de s'assurer que les résolutions adoptées seraient vraiment appliquées. C'est cet équilibre qu'il faut essayer de maintenir et qui est, également, un sujet de tension toujours présent en droit international où s'opposent, d'une part, un idéal de justice pour lequel le droit de veto ne semble pas approprié car il y a deux poids deux mesures avec des États qui ont ce privilège et d'autres qui ne l'ont pas, et d'autre part, un aspect plus réaliste car il faut que le système fonctionne et pour cela il faut que les décisions soient effectives. En d'autres termes, un système au sein duquel de belles décisions sont prises mais ne sont jamais appliquées sur le terrain, ou sont combattues par des États puissants qui s'y opposent, n'est pas viable. Le compromis était donc de s'assurer que les cinq principaux alliés soient plus ou moins en accord avec ces décisions importantes de sorte que le veto est un moyen sûr de permettre l'application des résolutions.
Ce dilemme est toujours d'actualité car si on supprime, demain, le droit de veto, la justice et l'éthique seront satisfaites mais on fera alors face à une augmentation du nombre de résolutions adoptées dont l'application sera encore moindre qu'aujourd'hui.
Le discrédit serait alors porté sur tout le système car on se dirait : « Regardez on prend des tas de résolutions, il y a des sanctions mais elles ne sont pas appliquées ». C'est pour cela que dans tous les débats qu'on a, encore aujourd'hui, ce dilemme existe et ne peut être entièrement écarté. Dès lors, quand on réfléchit à un nouveau système, ce qui est évidemment une bonne idée, il faut en même temps prendre en compte les origines même du veto et l'idée que prendre des décisions est une chose mais encore faut-il les appliquer ensuite. Or, le droit international n'est pas adossé à un super État, il dépend toujours des États pour son application et c'est cela le vrai problème.
S.L - Aujourd'hui, au-delà du principe même de ce droit, ce sont aussi les détenteurs de ce privilège qui sont remis en cause. Certes, à l'époque de l'instauration du droit de veto, ils étaient les vainqueurs de la guerre alors que désormais ils ne représentent plus tant la société internationale (par exemple en matière de population, les Cinq membres permanents ne constituent que 30% de la population mondiale) et donc ses intérêts.
Pr. Corten - Tout à fait, même si cela dépend du point de vue selon lequel on se place. Si on se place au regard du critère de population, il y a quand même la Chine et la Russie qui représentent une partie importante de la population mondiale mais il existe une partie beaucoup plus importante encore qui n'y est pas. Cependant, le choix des États qui disposent du droit de veto était moins une question de représentation des populations que de politique. En réalité, il s'agissait d'éviter que les plus puissants n'entravent l'activité de l'organisation donc, en allant dans ce sens, la vraie question est : est-ce que ce sont encore les États les plus puissants qui ont le droit de veto ? Là, la réponse est plus compliquée. Ce sont évidemment des États puissants qui ont le droit de veto mais il y a peut-être aussi d'autres États qui sont puissants et qui ne l'ont pas - des États comme l'Inde, tout à fait comparable à la Chine, ou encore des puissances régionales comme le Brésil ou l'Afrique du Sud. On aurait, ainsi, tendance à dire qu'il faudrait élargir les détenteurs de ce droit, point sur lequel la majorité s'accorde. Toutefois, c'est un dilemme car augmenter le nombre d'États qui ont le droit de veto ou, en tout cas, qui seraient membres permanents risque de paralyser davantage l'organisation. À cet égard, on peut distinguer ces deux éventualités. En effet, des idées consistent à donner un statut de membre permanent sans pour autant donner un droit de veto. Aujourd'hui, le Conseil de sécurité est composé de cinq membres permanents et de dix membres qui tournent tout le temps.
Il serait alors envisageable qu'il n'y ait plus quinze membres mais vingt dont cinq avec le droit de veto, cinq autres permanents sans droit de veto et puis dix autres qui tournent. De nombreuses possibilités peuvent être imaginées. Cependant, il faut toujours prendre en compte ce dilemme : si on élargit le droit de veto alors on aura moins de décisions et surtout moins de sanctions or c'est cela l'enjeu.
Le droit de veto n'est pas nécessairement mauvais. Prenons la guerre d'Irak, en 2003, lancée par les États-Unis. Fin 2002, les États-Unis souhaitaient obtenir une couverture et une légitimité du Conseil de sécurité, de sorte qu'ils étaient en train d'essayer d'obtenir des votes auprès des non-membres permanents et c'est à ce moment-là que la France a menacé de recourir à son droit de veto. C'est un exemple interpellant car à cette période beaucoup ont été rassurés de l'existence du droit de veto car même si les États-Unis avaient obtenu, par menaces ou par arrangements - paiements ou avantages, des votes pour couvrir une guerre pensée comme catastrophique tant par ses effets que par ses conséquences - et c'est le cas, le veto français était perçu comme une sorte de défense d'une majorité silencieuse.
Le droit de veto est donc un sujet compliqué. Cela dit, de manière plus constructive et précise, il semble quand même qu'une possibilité serait de faire intervenir des organisations internationales, ce qui n'est pas prévu dans la Charte. On peut, de fait, penser à l'Union européenne qui est supposée développer de plus en plus, et on le voit bien avec l'actualité, une politique étrangère commune. Le fait que la France ait un siège et pas l'Allemagne, par exemple, et que les autres pays européens n'aient aucune voix au chapitre dans les décisions du Conseil de sécurité et dans l'usage du droit de veto peut interroger. On pourrait alors imaginer que ce siège soit partagé par les États de l'Union européenne et qu'il ait une sorte, de ce point de vue, d'élargissement de la légitimité de ce siège. Jusqu'à il y a peu, il y avait encore le Royaume-Uni, ce qui faisait deux sièges, mais on pourrait tout aussi bien penser au Commonwealth. On pourrait aussi imaginer que le veto soit lui-même décidé à des majorités qualifiées au sein d'organisations et qu'on ait, ainsi, une plus grande représentativité en termes de population, de géographie et de diversité, et en même temps cette realpolitik avec des puissances régionales sans lesquelles on imagine mal que des décisions soient prises ou soient effectives.
Il ne faut pas non plus surestimer la question et les obstacles. Si on pense aux sanctions, elles peuvent être appliquées sans droit de veto du fait de la légitime défense. Dans les cas les plus graves, quand un État en agresse un autre, le Conseil de sécurité n'est pas nécessaire dans le sens où l'État agressé peut riposter mais aussi obtenir l'aide d'autres États, sans avoir besoin d'obtenir l'autorisation du Conseil de sécurité. Il suffit que les autres États invoquent la légitime défense collective, c'est-à-dire venir en aide à un État agressé, pour le faire. Ils le font alors en envoyant des armes et ils pourraient même le faire juridiquement en envoyant des troupes, sans autorisation du Conseil. Dans ce cas, il suffirait d'avertir le Conseil de ce qui est fait mais rien de plus. Dans le domaine non-militaire il n'est pas non plus juridiquement indispensable d'avoir une résolution du Conseil. C'est mieux de l'avoir parce que cela donne plus de légitimité mais si le Conseil est bloqué par le veto, ce n'est pas cela qui remet en cause la légitimité des sanctions, d'autant que l'Assemblée générale, comme elle l'a fait dans le cas de l'Ukraine, peut prendre des résolutions dans lesquelles elles demandent aux États d'aider l'Ukraine. En cas d'agression, le problème du droit de veto est, en réalité, un faux problème. Les problèmes liés au veto se reflètent plus dans le cas de la Syrie ou de la Palestine qui sont des cas où il y a des violations graves du droit international qui, non seulement, ne donnent pas lieu à des interventions militaires - la solution est loin s'en faut toujours militaire - mais en plus, il n'est pas possible de véritablement condamner parce qu'il y a un veto. C'est là que ce droit est problématique.
Claire Pinel - Souvent, le droit de veto est perçu comme un instrument de gel des discussions. Pourrait-on alors penser l'ONU, et plus spécifiquement le Conseil de sécurité, sans droit de veto ? Est-il encore pertinent aujourd'hui, sachant qu'il n'est pas nécessaire dans les cas de légitime défense ?
Pr. Corten - Je n'ai pas une position radicale dans un sens ou dans l'autre. Je trouve que le droit de veto peut encore être nécessaire comme ce fut le cas avec la guerre d'Irak. Prendre une décision aussi grave que celle de lancer une guerre en autorisant une intervention militaire nécessite de parvenir à convaincre des États très différents, donnant à la décision une grande légitimité : elle doit être prise à la fois par les États occidentaux et la Russie et la Chine, sans qu'aucun des membres permanents ne s'y opposent. On retrouve de nombreux exemples de décisions prises en matière militaire : que ce soit en 2003 avec la guerre d'Irak ou en 1990 avec la guerre du Golfe, mais aussi des exemples très différents tels que le Rwanda, pour lequel il y avait une possibilité d'intervenir militairement et il y a même eu autorisation d'intervenir militairement ; la Yougoslavie aussi, la Libye plus tard, la Côte d'Ivoire... En réalité, nombreux sont les exemples où des décisions ont été prises en dépit du droit de veto, et sans qu'il n'y ait d'opposition, conférant une très grande légitimité à ces décisions.
Si on supprimait le droit de veto demain et qu'on arrivait à la règle de l'article 27 de la Charte, à savoir l'obtention de neuf voies sur quinze, on risquerait d'avoir plus d'autorisation d'intervenir militairement. Je ne suis pas sûr que dans ce cas-là, ce soit une bonne chose.
On peut toujours imaginer des choses mais en tout cas, il pourrait être envisagé que soit maintenue une forme de droit de veto pour les interventions militaires, quitte à réformer et à élargir le nombre d'États impliqués dans la prise de décisions, en particulier les décisions importantes. Toutefois, le supprimer purement et simplement, y compris pour la voie militaire risque d'une part d'empêcher l'application des décisions notamment lorsqu'elles sont prises contre les États-Unis ou d'autres grandes puissances militaires - par peur de leurs réactions ou des conséquences - et, d'autre part, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée en termes de légitimité. Prendre plus de décisions n'est pas toujours une bonne idée. C'est là toute la complexité du droit de veto car on ne pense qu'aux cas pour lesquels il est problématique alors que parfois il ne l'est pas.
Pour répondre à votre question, on peut évidemment l'imaginer mais les risques sont ceux-là et, dès lors, peut être qu'une solution pourrait être de le limiter à des cas, par exemple des sanctions militaires, et ne pas le préserver pour d'autres cas, tels que des condamnations, des sanctions non-militaires - économiques - voire des renvois à la Cour pénale internationale c'est-à-dire les cas où, à l'instar de la Syrie, l'usage du veto est problématique et pour lesquels on peut se demander si on ne pourrait pas au moins l'enlever pour déferrer à la Cour pénale internationale. On peut tout à fait l'imaginer mais tout est question d'équilibre, qu'il est nécessaire de maintenir. Ici, on est dans une conception utopiste où on essaie de réfléchir à des solutions mais il faut voir si elles sont praticables car les titulaires du droit de veto ont, en quelque sorte, un veto sur leur droit de veto puisque la Charte ne peut être changée sur ce point, sans leur propre accord. Cette complexité supplémentaire suppose que les solutions recherchées doivent rester réalistes et équilibrées.
Je pense que décider de maintenir le droit de veto pour le domaine militaire ferait l'objet d'un consensus alors que le supprimer pour la Cour pénale internationale serait déjà plus compliqué. Cependant, il faut essayer. La Cour pénale internationale en est le parfait exemple puisqu'il y a trois ou quatre décennies personne n'imaginait qu'elle puisse voir le jour. Autrement dit, il ne faut pas non plus être trop réaliste sinon on devient conservateur et on ne fait plus rien.
S.L - Il est, comme vous l'avez dit, compliqué de réformer le droit de veto car il y a un blocage par ses détenteurs mais depuis avril 2022, le droit de veto fait désormais l'objet dans les dix jours d'un débat à l'Assemblée générale. Cette résolution n'empêchera pas son utilisation mais pourrait-elle réduire les utilisations excessives de ce droit ?
Pr. Corten - Au-delà de la lourdeur des amendements, des révisions de la Charte, il existe une voix plus informelle. Une pratique se développe, devenant par la suite une norme sociale de sorte que les États se sentent obligés de le faire et cette pratique devient alors une coutume. Plusieurs institutions, telles que les casques bleus, étaient au départ une pratique. Le droit de veto - au sens de l'article 27-3 de la Charte - impose l'obtention de neuf voix en faveur d'une résolution, y compris les voies des membres permanents, c'est-à-dire que si un des membres s'abstient alors la résolution n'est pas valable. Avec le temps les abstentions se sont avérées ne pas faire obstacle à l'adoption de la résolution puisque la coutume peut modifier le texte.
Pour ce qui est de la résolution d'avril 2022, dans un premier temps il y aurait une pratique de justification et - à voir avec le temps - il pourrait en ressortir un sentiment obligatoire de justification. Le fait de devoir motiver n'annule pas le pouvoir discrétionnaire des États d'autant plus qu'ils auront toujours une explication.
Dans le cas de la Syrie, lors des débats au Conseil de sécurité, la Chine et la Russie expliquaient leur utilisation du veto en réponse au conflit libyen. En effet, ils ne voulaient pas que les États aillent, comme en Libye, au-delà de l'autorisation du Conseil de sécurité d'intervenir militairement pour des objectifs bien limités. Cependant, les États de l'OTAN avaient transgressé cette règle. C'est pourquoi, par la suite, la Chine et la Russie ont motivé leur droit de veto par leur volonté d'être plus stricts. Pour aller plus loin, une autre option - dont tous les États membres permanents ne sont pas particulièrement favorables - consiste à ce que l'Assemblée générale elle-même se reconnaisse compétente pour prendre des résolutions. C'est d'ailleurs ce qu'elle fait depuis les années 50 en cas de blocage du Conseil de sécurité. Par exemple, elle a condamné l'agression russe sur le territoire ukrainien, le 2 mars 2022, à la suite du veto de la Russie. Pourquoi ne pas imaginer qu'elle aille plus loin et qu'elle défère une affaire à la Cour pénale internationale ? C'est quelque chose qui va au-delà de la pratique et qui n'avait lieu que pour les condamnations formelles mais cette hypothèse permettrait de dépasser le droit de veto pour des cas particuliers.
Il faudrait néanmoins qu'une grande majorité d'États se prononce dans ce sens. La France et le Royaume-Uni - au moment du Kosovo et de la Syrie - ont émis des critiques sur le droit de veto sans être encore prêts à donner trop de confiance à l'Assemblée générale car tous les États ne sont pas démocratiques. C'est toutefois une piste à explorer car elle s'appuie sur des interprétations dynamiques qui, dans le domaine de la Charte, se développent.
S.L - Toujours dans le cadre de la résolution d'avril 2022 portée par le Lichtenstein sur le rôle de l'Assemblée générale vis-à-vis du droit de veto, trois membres du Conseil de sécurité (France, Royaume-Unis et États-Unis) ont soutenu cette résolution. Pensez-vous, au vu du contexte en Ukraine, que le droit de veto est presque avant tout un jeu d'alliance entre États ?
Pr. Corten - C'est le cas si on regarde dans une perspective historique où l'on voit des blocs qui se dessinent. Pendant la guerre froide, les résolutions adoptées contre le régime d'apartheid en Afrique du Sud étaient adoptées avec l'abstention des États-Unis et du Royaume-Uni. Dans le dossier palestinien il y a un veto très fréquent des États-Unis - un peu moins à la fin de l'administration Obama - même s'il s'agit de résolutions de condamnation et non de mesures militaires. Dans le cas du dossier syrien, c'est la Russie, allié évident de la Syrie, qui utilise le droit de veto car la Russie et la Chine ont une conception plus souverainiste du droit international donc ce n'est pas étonnant que tout ce qui tend à limiter la souveraineté rencontre une opposition de la part de la Russie et la Chine. Cela dit, parfois le bloc se fissure. Par exemple pour la guerre en Irak de 2003 où la France avait dit qu'elle était prête à utiliser son droit de veto contre le Royaume-Uni et les États-Unis, on avait une alliance « objective », dans une perspective gaulliste de la France et de la Russie. Par ailleurs, si la Chine est assez réticente dans une série de cas, elle choisit souvent l'abstention. Par exemple, sur le sujet de la responsabilité de protéger, qui est un concept passé à l'Assemblée générale et dans des résolutions du Conseil de sécurité, elle ne s'y est pas opposée mais, à l'instar de la plupart des États de l'ONU et du mouvement des non-alignés, qui représente la majorité des États de l'ONU, elle a insisté pour que cette responsabilité ne puisse pas s 'exercer par le biais d'interventions militaires unilatérales.
En attendant, des choses sont possibles au-delà des clivages. On ne peut pas mettre une ligne bien claire avec la France, le Royaume-Uni, les États-Unis d'un côté et la Russie et la Chine de l'autre.
Dans le cas de l'Ukraine, il ne faut pas caricaturer les positions. En réalité, la Russie n'est soutenue juridiquement que par la Syrie. La Chine, si on lit entre les lignes, condamne cette intervention militaire qu'elle juge contraire au droit international.
Simplement, les États ne veulent pas trop d'activisme de l'ONU donc ils choisissent une voie diplomatique médiane et c'est une position qui peut être perçue trop prudente voire conservatrice. Cependant, c'est plus complexe que la division entre blocs.
C.P - Le fait de devoir justifier le droit de veto représente-t-il une solution qui légitime à nouveau ce droit ou une simple instrumentalisation de ce pouvoir ?
Pr. Corten - À mon sens, c'est nécessaire et cela confère plus de légitimité aux décisions qui sont prises lorsqu'elles sont expliquées. C'est vrai, qu'en pratique, on a souvent des débats qui précèdent la résolution des décisions et ce sont des débats informels qui sont importants. Il existe aussi des procès-verbaux, qui sont d'ailleurs consultables. Tout ce qui va dans le sens « d'aller plus loin » est positif car certains procès-verbaux sont lacunaires puisque le président ne demande pas forcément d'explications. Pour le cas de l'Ukraine, il s'agit de décisions comprenant un grand nombre de pages qui témoignent des longs débats sur la question au sein du Conseil de sécurité et à l'Assemblée générale. Cependant ce n'est pas systématiquement le cas puisque, parfois, il y a une absence totale de motivation publiée. Tout ce qui permet d'aller vers davantage de motivation est pour moi un facteur de légitimité.
Ce n'est pas parce que c'est un veto que ce n'est pas justifié. Ce n'est pas une sanction. Néanmoins, amener les États qui utilisent leur droit de veto à se justifier et expliciter leur position donne plus de légitimité à l'ensemble et, à long terme, permet de déceler s'il y a une obligation pour un État de poser son veto. Ce qui va être également intéressant ce sera de voir comment les États vont se justifier et, en particulier, s'ils s'estiment obligés de le faire.
S.L - Aujourd'hui la résolution d'avril 2022 apparaît comme une avancée vers un droit de veto plus légitime mais de plus en plus d'États souhaitent une réforme de ce droit. Selon vous, une telle réforme serait-elle souhaitable et est-ce que certaines propositions pourraient être envisagées malgré le blocage des membres permanents ?
Pr. Corten - Pour reprendre certains éléments, à titre personnel j'estime que ce serait une bonne idée. Le droit de veto tel qu'il existe aujourd'hui est problématique. Toutefois, il y a deux choses à prendre en compte et à distinguer. Tout d'abord, sur le fond, je pense que ce serait une erreur de purement et simplement le supprimer pour tout ce qui concerne les autorisations d'intervenir militairement, sachant qu'il n'est pas nécessaire quand il y a une agression. Il n'a jamais empêché la légitime défense, y compris collective, de jouer. Pour le reste, il me semble que cela pourrait être le cas comme dans les pistes évoquées : le fait d'associer d'autres États au droit de veto via des organisations, sans nécessairement multiplier les titulaires de ces droits... En tout cas, voir l'implication d'autres États est une piste allant dans le bon sens. L'obligation formelle de justifier l'utilisation du droit de veto va également dans le bon sens.
Sur la manière d'y parvenir, cependant, on reste sur la lourdeur des modifications du droit des traités, des amendements, des révisions.
Enfin, tout ce qui va dans le sens des interprétations évolutionnistes est une autre piste avec l'initiative de plus de pouvoirs de l'Assemblée générale - dans certains cas particuliers - qui mérite d'être encouragée.