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Le gouvernement transnational de l’Afghanistan, une si prévisible défaite

21/03/2022

Recension effectuée par Maxime Cocheux, analyste au sein du département Proche-Orient, Moyen-Orient & Afrique du Nord de géopolitique appliquée.

La recension n'engage pas la responsabilité de l'auteur de l'ouvrage. 


Ouvrage écrit par Gilles Dorronsoro, paru aux éditions Editions Karthala, Recherches internationales, 2021. 


Gilles Dorronsoro est un chercheur en science politique après avoir reçu son doctorat en sociologie politique à l'Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales en 1996. Professeur de science politique à l'Institut d'études politiques de Rennes, coordinateur scientifique à l'Institut français d'études anatoliennes, il est aussi enseignant à la Sorbonne Paris I en relations internationales, membre de la Fondation Carnegie pour la Paix internationale. Spécialiste du Moyen-Orient, de la Turquie et de l'Afghanistan, Gilles Dorronsoro a écrit plusieurs ouvrages portant sur ces thématiques [1]. Il est notamment l'auteur de La Révolution afghane, des communistes aux talebân, en 2000 chez les éditions Khartala, La Turquie conteste : régime sécuritaire et mobilisations sociales, chez les éditions du CNRS en 2005 ou encore La Turquie, périphérie occidentale ou puissance d'Asie ? chez Autrement, en 2009.

Avec la signature en février 2020 des accords de Doha entre les Talibans et l'administration Trump, l'administration de Biden n'a pas eu d'autre choix que mettre en œuvre ce retrait durant l'été de l'année suivante. Après plusieurs années de présence occidentale, cette opération marque un grand tournant dans l'Asie centrale et a vu le retour en quelques mois du régime des Talibans alors que ces derniers avaient été balayés en l'espace de quelques semaines après les attentats du 11 septembre 2001. Déjà à l'époque, Gilles Dorronsoro publiait, à peine deux ans plus tard et le début de la guerre d'Afghanistan un article intitulé « Afghanistan : chronique d'un échec annoncé » paru chez Critique Internationale [2] dans lequel il évoque de façon presque prémonitoire, les futurs enjeux et difficultés auxquels vont être confrontées les forces occidentales, notamment la résilience des Talibans.

Toutefois les conséquences de la signature de ces accords ne sont pas traitées au sein de cet ouvrage qui est paru en début d'année 2021 et il est probable que les incertitudes liées au retour du régime depuis les derniers mois soient analysées dans le futur par l'auteur. L'ouvrage recensé porte en effet davantage sur une analyse précise des différentes stratégies mises en place par les acteurs internationaux dans le cadre du conflit. C'est également d'une analyse de la société et du régime afghan dans une plus large mesure afin d'expliquer pourquoi il s'agit d'une « si prévisible défaite ». Pour mener à bien cette analyse, l'ouvrage est divisé en trois grandes parties avec un total de dix chapitres, ainsi que d'un glossaire, de quelques cartes géopolitiques et ethniques du pays, d'une chronologie et enfin d'une bibliographie importante et riche. Loin d'être un ouvrage accessible au premier abord pour des novices sur le thème de la guerre d'Afghanistan, les renvois bibliographiques sont très fréquents et peuvent permettre aux lecteurs d'approfondir ou d'accéder à certaines informations, connaissances historiques qui ne sont pas forcément développées dans cet ouvrage par contrainte de lisibilité et de clarté du propos.

L'avant-propos et l'introduction du livre de Gilles Dorronsoro permettent de mettre en lumière la nécessité de cet ouvrage. Ecrit grâce ses expériences accumulées pendant des années au cœur de ce pays, grâce à des entretiens multiples avec des locaux mais aussi des administrations américaines notamment et une connaissance accrue de l'historiographie existante, l'auteur souhaite grâce à une solide rigueur scientifique et analytique remettre en cause les analyses parues, notamment dans le milieu anglo-saxon, de l'échec de la guerre d'Afghanistan. En effet, comme le souligne Dayan-Herzbrun dans son analyse [3], Gilles Dorronsoro souhaite confronter, avec neutralité, l'aveuglement des experts et des chercheurs à propos de la situation en Afghanistan et comprendre pourquoi ces analyses produites pendant des années étaient erronées, ou du moins en partie.

C'est notamment l'enjeu de la première partie de l'ouvrage, « Une Anthropologie imaginaire », composée de quatre chapitres, où l'auteur revient et déconstruit plusieurs mythes sur ce pays tels que le fonctionnement des tribus, l'organisation des Talibans, la difficulté à construire un État et la production des connaissances. La seconde partie porte sur la notion de « Gouvernement transnational » avec une approche des différents opérateurs internationaux, le régime afghan et le state-building tandis que la dernière partie analyse « La guerre civile » à travers la société déchirée entre les tribus, les ethnies et les confessions, la violence perpétuelle et ses conséquences ainsi que la dimension stratégique liée au conflit avec une étude d'un État voisin, le Pakistan.

La thèse principale du livre repose sur l'idée que les différents opérateurs étrangers (ONG, organisations internationales, OTAN, États) ont gouverné pendant plusieurs années, jusqu'au retrait total, sous couvert de « state building ». Le gouvernement d'Afghanistan qui est mis en place après la chute des Talibans au début des années 2000 serait alors un gouvernement transnational qui a tenté de remodeler les institutions du pays, en finançant grâce à des programmes des projets de développement, l'armée ou la police mais en contournant presque systématiquement les organes institutionnels traditionnels à travers l'usage par exemple des milices. Ainsi les erreurs, notamment de l'administration américaine, ne se résumeraient pas uniquement à l'ouverture d'un double front avec celui de l'Irak mais plutôt l'obstination de considérer l'Afghanistan comme une société traditionnelle, tribale et allergique à l'État. Ces erreurs sont liées à une « anthropologie imaginaire » qui a nourri une analyse erronée de la société ainsi que l'incapacité de la coalition à connaître son ennemi. En effet comme le souligne l'auteur dans le quatrième chapitre de la première partie, les Talibans sont un mouvement politique organisé capable de s'adapter face aux revers militaires subis, ce qu'a fortement négligé la coalition dans sa stratégie. Le ton employé par l'auteur est certes sévère envers les militaires, les politiques et la majorité des experts qui ont participé à cette méconnaissance du terrain alors que ce dernier avait attiré sans succès le regard sur ces problématiques lors de son passage au sein de la Carnegie Endowment for International Peace, un think tank à Washington ; mais chaque argument est étayé grâce à des extraits d'entretiens, de documents ou d'ouvrages parus. D'où cette volonté d'apporter un « regard éthique » et rétablir plusieurs vérités sur ce pays méconnu.

La seconde partie porte davantage sur l'explication de l'action internationale qui ne fut pas mieux conduite en raison des mauvaises expertises menées sur le terrain. Comme le souligne Gilles Dorronsoro, l'un des facteurs explicatifs de la mauvaise compréhension des tribus et de la société est le phénomène d'entre-soi mis en place par les organisations internationales. Les enquêtes réalisées sont courtes et encadrées par des militaires lors de patrouilles pour garantir la sécurité, les bénévoles vivent la plupart du temps entre eux dans des camps pour une durée de six mois et les militaires vont peu au contact de la population. L'auteur dénonce aussi la fin de la frontière entre indépendance de l'espace humanitaire et objectif politique ainsi que la résurgence d'un certain orientalisme. La reconstruction de l'État s'est également heurtée à de nombreuses difficultés comme le souligne Racine dans son analyse [4]. En effet malgré la conférence de Bonn en 2004 permettant l'instauration d'une nouvelle constitution et un régime présidentiel, l'ensemble des institutions comme la justice, l'administration territoriale, la sécurité ou la gestion de l'économie doivent passer par les acteurs internationaux. L'auteur évoque notamment un courriel envoyé aux ambassades occidentales pour connaître les lois qu'elles aimeraient faire passer durant l'été par décret sans que le Parlement soit réuni. L'auteur précise également que les opérateurs internationaux, privés ou ONG communiquent et réalisent leurs recommandations souvent contradictoires en anglais et non dans les langues locales comme le persan ou le pachto. Cela renvoie donc l'image d'un gouvernement fantoche soumis à des pratiques chaotiques qui favorisent la réémergence à terme des Talibans. Parallèlement, la société afghane reste profondément divisée entre les provinces, les différentes tribus et les élites qui sont incapables de collaborer ensemble et profitent des ressources octroyées pour assoir et transmettre le pouvoir à leurs descendants. Si les financements internationaux ont permis aux grandes villes et à la capitale, Kaboul, de se moderniser, de se mondialiser et voir apparaître une classe bourgeoise, cette dernière rentre en contradiction avec le reste de la population profondément conservatrice, notamment en ce qui concerne le statut des femmes, sans oublier l'usage de la corruption grandissant. Le régime de Karzai par exemple, soutenu par la CIA avec des dizaines de millions de dollars, a signé en 2009 un texte de loi pour limiter le droit des femmes sans opposition majeure de l'Occident [5]. Or Gilles Dorronsoro souligne à plusieurs reprises que la société afghane souhaite, malgré une volonté d'indépendance des tribus et des provinces, conserver une structure externe, un État capable de garantir la justice pour tous, une administration non corrompue et le respect des bonnes mœurs en lien avec les valeurs islamiques. Cette gestion occidentale de ce nouveau pseudo-État afghan comme le qualifie l'auteur qui est incapable de mettre en place des politiques publiques utiles à la population et qui n'a aucun contrôle sur les pouvoirs régaliens contraste avec celui qui avait été mis en place par les Talibans après le départ des soviétiques à l'époque. Ces derniers avaient en effet commencé à créer des ministères fonctionnels comme la lutte contre la production d'opium par exemple et mis en place des organes de justice compétents, basés toutefois sur la charia.

Enfin la dernière partie présente plus en détails la société afghane déchirée par plusieurs années de guerre et de conflits, une guerre civile marquée par une violence multiple avec la présence des Talibans, des forces internationales mais aussi des milices qui sont financées pour la plupart par les occidentaux afin de préserver au maximum les forces militaires de l'OTAN. Là encore, la mauvaise coopération entre les différents acteurs internationaux comme les membres de la coalition (britanniques, allemands et américains) et l'utilisation intensive du « surge » (une infusion massive de ressources militaires et civiles dans le conflit), des frappes de drones, les bombardements, les opérations nocturnes des forces spéciales, le manque de dialogue avec la population et les acteurs locaux finissent par entrainer un rejet de cette occupation et favorise le retour des Talibans au Nord du pays comme au Sud. Le chapitre 9, intitulé « Une équation stratégique irrésolue » est par ailleurs extrêmement intéressant car il évoque la position du Pakistan qui tout en soutenant la coalition, aide les Talibans à se développer afin de servir aussi ses propres intérêts (notamment une peur de l'Inde). L'auteur souligne notamment l'ironie du financement de l'État pakistanais par les États-Unis dont une partie était utilisée pour soutenir les Talibans qui combattent l'armée américaine. Ainsi les pertes civiles liées aux dommages collatéraux, en témoigne le bombardement en 2015 d'un hôpital à Kunduz, géré par Médecins sans frontières causant plus de quarante morts après suspicion que des combattants ennemis y étaient soignés et l'aide du Pakistan aux forces talibanes permettent de préserver l'insurrection dans le temps en dépit des exécutions ciblées et multiples voire depuis les années 2010 à la développer. C'est le cas notamment à Kunduz où la création des milices a fini par créer un tel chaos que les Talibans ont pu se réinstaller alors que l'objectif initial était de les éliminer. L'émergence et le développement en parallèle du risque terroriste avec l'EI permettent aux Talibans de promouvoir un nouveau discours politique susceptible de plaire à une partie de la population tandis que la coalition est considérée par beaucoup comme la première cause d'insécurité.

L'analyse de Gilles Dorronsoro est donc particulièrement sombre et bien que le début du livre reste difficile à appréhender, les clés de compréhension arrivent peu à peu et permettent de comprendre les erreurs qui ont été commises par les organisations internationales. Il qualifie cette « guerre civile » comme un terrain d'expérimentation à l'époque où pour la première fois l'ennemi n'est pas une force conventionnelle et où la volonté de créer un nouvel État est impossible lorsque l'on méconnait l'histoire et le fonctionnement du pays en question. En sous-estimant le rôle du Pakistan dans le soutien aux Talibans, en usant d'une violence militaire importante et aux limites des lois internationales, en ne réagissant que très peu aux violations majeures des droits humains et en voulant contrôler la construction d'un nouvel État malgré le développement de la corruption et des rivalités internes, les acteurs internationaux et les États-Unis ont créé sans se rendre compte, le terreau nécessaire pour le retour de l'insurrection. De plus la constitution des bulles humanitaires dans lesquelles les expatriés vivent sans réels contacts avec la population locale entraîne une méconnaissance importante du fonctionnement de la société, ce qui est dommageable pour les opérateurs des grandes institutions qui tirent parfois des conclusions hâtives sur les stratégies à mettre en place. La guerre d'Afghanistan aura été comme le rappelle l'auteur, l'une des plus coûteuses pour les États-Unis tant sur le plan financier (plusieurs centaines de millions de dollars) que sur le plan humain (plusieurs milliers de morts) et le retrait des troupes et de la coalition depuis la fin des années 2010 est perçu comme une véritable défaite, d'autant plus que la présence des groupes terroristes, mobile principal de l'intervention il y a une vingtaine d'année est toujours d'actualité [6].


[1] Biographie de Gilles Dorronsoro, Babelio, Gilles Dorronsoro - Babelio , consulté le 28/12/21.

[2] DORRONSORO Gilles, Afghanistan : chronique d'un échec annoncé, Critique internationale, n°21, 2003, pp. 17-23.

[3] DAYAN-HERZBRUN Sonia, Afghanistan : un échec sans appel, En attendant Nadeau, 15/12/21.

[4] RACINE Jean-Luc, Le gouvernement transnational de l'Afghanistan, Politique Etrangère, 16/09/21.

[5] DAYAN-HERZBRUN Sonia, Afghanistan : un échec sans appel, En attendant Nadeau, 15/12/21.

[6] BOINET Alain, L'Afghanistan, une si prévisible défaite, Entretien paru dans Défis Humanitaires, 29/03/21.