Le grand retour de la puissance militaire russe ?
Maxine Sabater, responsable de la Commission Sécurité & Défense des Ambassadeurs de la Jeunesse, s'est entretenue avec Isabelle Facon, Directrice adjointe de la Fondation pour la Recherche Stratégique et spécialiste des politiques de sécurité et de défense russes.
Maxine Sabater : Du 27 août au 1er septembre 2019 se déroulait à Moscou le plus grand salon aéronautique russe, le salon MAKS. En dépit d'une conjoncture économique notamment fragilisée par la « guerre des sanctions », la Russie compte-t-elle encore aujourd'hui parmi les leaders mondiaux dans le domaine de l'aéronautique et des technologies de pointe ?
Isabelle Facon : Il est vrai que l'industrie de défense pâtit des sanctions, qui d'ailleurs (pour ce qui concerne les sanctions américaines) la visent directement. Elle souffre de l'accès beaucoup plus difficile à la fois aux circuits financiers internationaux, à certains composants, à des machines-outils modernes.
L'État russe a mis en place des programmes de substitution aux importations pour répondre à ces sanctions, dans lesquels d'ailleurs les industriels de l'armement sont mis à contribution, mais les effets en sont pour l'heure assez inégaux, et sur certains items - très incertains.
Néanmoins l'industrie russe montre souvent une capacité d'adaptation et de rebond assez surprenante, et dans la mesure où l'État russe marque un point d'honneur à demeurer un des leaders mondiaux du marché de l'armement mondial, elle bénéficie de son soutien, même si celui-ci se réduit depuis 2016 (en tout cas pour ce qui concerne la commande du ministère de la Défense). C'est ainsi que dernièrement, le complexe industriel de défense a montré des avancées dans certains domaines (armes de précision, drones, guerre électronique, hypersonique ?, etc.). Alors sur les segments où elle est traditionnellement en pointe - aéronautique, systèmes anti-aériens en particulier -, elle a encore de quoi résister à la pression internationale et à une économie nationale qui semble devoir demeurer durablement apathique. Dans le contexte actuel, les performances à l'export deviennent encore plus importantes, pour pallier le tassement - relatif - du marché national.
On peut donc s'attendre à ce que l'État russe reste très présent et actif auprès du secteur de l'armement pour faciliter l'obtention de contrats à l'export, comme il le fait depuis plusieurs années.
M.S : Le début du mois de septembre 2019 a été marqué par une coopération russo-turque particulièrement dynamique, avec par exemple la deuxième phase de la livraison à Ankara des systèmes de défense antimissiles S-400 et la mise en avant d'une collaboration dans le domaine du spatial. Le président Erdogan a également évoqué son ambition de participer au développement et à la production du futur S-500, aux capacités nettement supérieures à celles de son prédécesseur. Comment ces annonces sont-elles aujourd'hui perçues par les États-Unis ?
I.F : Il n'y a pas besoin d'être spécialiste des États-Unis (ce que je ne suis pas) pour comprendre que ces coopérations, compte tenu du fait que la Turquie est membre de l'OTAN, ne peuvent que soulever des questions politiques et de sécurité sensibles. Pour la Russie, la vente du S-400 à la Turquie est une victoire politique sur l'OTAN, puisqu'elle met en lumière les dissensions entre ses membres, elle met en cause des coopérations, notamment dans l'armement, entre la Turquie et d'autres membres de l'Alliance. C'est la raison pour laquelle la Russie s'est montrée très arrangeante (aspects financiers, calendrier) vis-à-vis d'Ankara sur la réalisation du contrat S-400. Le projet « S-500 » d'Erdogan dont vous parlez ne me paraît pas très crédible à ce stade.
Cependant il y a d'autres enjeux pour la Russie, et il s'agit notamment d'ancrer dans un temps long, stratégique, les coopérations avec la Turquie.
Une relation durablement bonne avec la Turquie est en effet aujourd'hui essentielle du point de vue des ambitions et enjeux de sécurité pour la Russie en mer Noire comme en Méditerranée.
Dans ce cadre, d'ailleurs, il y a peut-être aussi - sinon plus - important, à savoir les coopérations dans les domaines structurants que sont l'énergie et le nucléaire, visant elles aussi à ancrer durablement la relation russo-turque, historiquement plutôt instable, dans un cours le plus vertueux possible.
M.S : Récemment, la Russie a mené l'édition annuelle de ses grandes manœuvres militaires, qui ont mobilisé environ 130 0000 hommes, 20 000 véhicules, 600 avions ainsi qu'une vingtaine de navires. Cette démonstration de force, semblable au plus grand exercice militaire jamais organisé par le Pacte de Varsovie il y a près de quarante ans, a été dénoncée par l'OTAN et plusieurs pays européens comme une provocation. Les Occidentaux ont-ils des raisons de s'inquiéter de la croissance de l'activisme militaire de la Russie ?
I.F : Cela fait plusieurs années que les grands exercices stratégiques russes impressionnent, que ce soit par leur ampleur ou par leurs scénarios, certains très « expressifs » quant à la détermination de la Russie à faire face à des hypothèses de conflit avec l'OTAN. Les opérations en Syrie ont été utilisées pour envoyer des messages au reste du monde - on pense là par exemple aux tirs de missiles Kalibr à partir de la Caspienne contre des cibles en Syrie. Le chercheur britannique Mark Galeotti a parlé de « heavy metal diplomacy » dans une publication pour désigner « l'utilisation politique » que la Russie fait de ses démonstrations de force militaire et de ses déclarations insistantes sur les implications de son statut de puissance nucléaire, en particulier depuis l'annexion de la Crimée. Faut-il s'en inquiéter ?
La démonstration de force permanente de la Russie, ainsi que le déploiement de moyens militaires importants sur des zones stratégiques qu'elle voit comme vulnérables (Crimée/mer Noire/Méditerranée orientale, Kaliningrad/Baltique, Arctique), s'inscrit à mon sens dans une logique dissuasive pour, précisément, éviter un affrontement en envoyant le message que la Russie y est prête.
Le problème de cette attitude, c'est deux choses. D'une part les risques d'incidents et d'escalade - quand les avions russes « jouent » au-dessus des navires américains ou frôlent l'espace aérien de l'OTAN. D'autre part, le dilemme de sécurité. La démonstration de force de la Russie amène l'OTAN à muscler ses dispositifs à l'Est (de manière proportionnée, certes, mais réelle), renforce la vigilance de l'appareil militaire américain sur la Russie, enlève de la portée à la voix des responsables occidentaux, il y en a, qui voudraient freiner la détérioration des relations avec ce pays... Dernièrement, toutefois, le SACEUR, le général Wolters, a indiqué que la Russie, au cours des trois derniers mois, avait cessé son harcèlement des navires et avions américains en Europe et en Méditerranée.
M.S : Quid de la suspension de la participation russe au Traité sur les forces nucléaires à porté intermédiaire (FNI), peu de temps après le retrait des États-Unis de ce dernier ? Avec l'avenir incertain du traité START de réduction des arsenaux nucléaires stratégiques, une nouvelle course aux armements entre Moscou et Washington est-elle à craindre ?
I.F : À partir du moment où les États-Unis se retirent du traité FNI, la Russie n'a pas de raisons de rester dans un traité bilatéral qu'elle juge inéquitable du fait que des pays situés à proximité de son territoire disposent de la catégorie des armements prohibée par le FNI. Il ne lui déplaît cependant pas que l'initiative fatale au FNI vienne des États-Unis, même si ceux-ci communiquent sur le fait que la raison de leur décision réside dans les violations du traité par Moscou. De son côté, Moscou insiste sur le fait qu'en réalité la décision de Washington reflète surtout son inquiétude sur la disparité que le traité crée avec la Chine, à l'avantage de cette dernière.
Une forme de nouvelle course aux armements était déjà en cours d'une certaine façon : depuis le retrait des États-Unis du traité ABM, en 2002, que Moscou voit comme une menace à l'intégrité de la logique de la dissuasion nucléaire, la Russie a entrepris le développement d'un certain nombre de systèmes devant lui permettre de pénétrer ou tromper les défenses antimissiles américaines. C'est le sens du fameux « discours du 1er mars 2018 » de Vladimir Poutine. Il semblerait que la Russie espère aussi, par ces annonces et l'envoi de signaux réguliers sur la réalisation de ces plans de nouveaux systèmes, susciter un regain d'intérêt aux États-Unis pour une relance de la dynamique du désarmement stratégique. Dans ce cadre, les responsables russes escomptent sans doute se situer dans un rapport de forces équilibré avec la partie américaine (dont la motivation semble cependant assez faible) en faisant état d'avancées technologiques (qui pour certaines restent tout de même à confirmer).
Et le message est donc que dans le pire des cas, c'est-à-dire l'effondrement de la dynamique traditionnelle de l'arms control, dont les termes doivent de toute façon être renouvelés sous la pression de l'émergence de nouvelles technologies, la Russie est outillée pour faire face.