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Le pari diplomatique de l'Inde : un multi-alignement à l'épreuve de la guerre en Ukraine

29/08/2024

Par Yohan Briant, directeur général de l'Institut d'études de géopolitique appliquée (Iega) et Alexandre Negrus, président de l'Iega.


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Yohan Briant, Alexandre Negrus, Le pari diplomatique de l'Inde : un multi-alignement à l'épreuve de la guerre en Ukraine, Institut d'études de géopolitique appliqué, Paris, 29 août 2024.

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En juillet 2024, le Premier ministre indien Narendra Modi s'est rendu à Moscou le jour où la Russie procédait à une énième salve de bombardements massifs en Ukraine en visant des installations civiles, notamment le plus grand hôpital pour enfants de Kiev, Okhmatdyt. Au sortir de sa visite, Modi déclarait que « les solutions et les pourparlers de paix ne peuvent pas aboutir entre les bombes, les armes et les balles », tout en appelant à ce que la paix soit obtenue en Ukraine. Quelques semaines plus tard, la guerre d'Ukraine a pris une nouvelle tournure lorsque les forces armées ukrainiennes ont envahi le territoire de la Fédération de Russie. Dans les jours qui ont suivi cette incursion militaire, le Premier ministre indien s'est rendu en Ukraine le vendredi 23 août 2024. Une première historique, qui ne manque pas d'interroger sur le rôle que veut et peut jouer l'Inde.

La diplomatie du « multi-alignement » de l'Inde est on ne peut plus mise en évidence à l'aune du conflit russo-ukrainien. L'Inde n'a aucun intérêt à choisir un camp et son offre de médiation dans d'éventuels pourparlers de paix n'est pas une surprise. Pays influent des BRICS +, la position indienne est-elle partagée par l'ensemble des États qualifiés par d'aucuns de « Sud global » ? Il n'est pas certain que la position indienne soit appréciée par toute une partie de ce Sud davantage « transactionnel » que « global ».

Désormais un acteur conséquent sur la scène internationale, l'Inde agace autant qu'elle rassure les États occidentaux. Partenaire privilégié de la France, proche également des États-Unis, l'Inde a régulièrement été ciblée par des critiques de la part de Kiev et de Washington. L'un et l'autre lui reprochent, en creux, d'affecter être pour la paix tout en adoptant un positionnement favorable à Moscou. Malgré plusieurs envois d'aide humanitaire (notamment des générateurs électriques), New Delhi est accusée de financer indirectement la machine de guerre russe à travers ses importations de pétrole. Plus largement, l'absence de condamnation indienne est difficilement entendable pour Kiev et ses alliés.

Récemment réélu pour un troisième mandat, Narendra Modi a parfaitement conscience de sa situation. Porté par un parti solide, le Premier ministre indien bénéficie du soutien actif d'une population séduite par ses réussites économiques et d'importants succès de prestige, comme celui de la mission d'exploration spatiale Chandrayaan-3 ; une partie est aussi sensible à un discours politique très idéologisé centré sur le nationalisme hindou. Cinquième économie mondiale et premier pays en nombre d'habitants, l'Inde doit également composer avec d'importantes fragilités internes, ainsi qu'un environnement régional difficile que la situation au Bangladesh complique encore davantage. Ces problématiques de longue durée ont été instrumentales dans la stratégie diplomatique de l'Inde, fondée sur un réseau dense de partenariats flexibles et qui, au plus fort de la guerre froide, lui permettait d'être un des visages du tiers-mondisme tout en composant avec les États-Unis et la Russie au gré de ses besoins.

L'Inde est donc coutumière du multi-alignement, mais elle souffre surtout de sa relation avec la Chine, que cette dernière domine de la tête et des épaules. Six semaines après une visite à Moscou, Modi se rend à Kiev alors que l'offensive des troupes ukrainiennes dans la région de Koursk se poursuit. Nouvelle illustration de la flexibilité diplomatique indienne, cette décision envoie un signal favorable aux chancelleries occidentales et rappelle à la Russie que l'Inde ne saurait être considérée comme un partenaire mineur. À l'heure où la présence ukrainienne en territoire russe pousse certains commentateurs à s'interroger sur les mesures que la Chine serait susceptible de prendre pour prévenir la chute de Vladimir Poutine, Modi rappelle à la communauté internationale que son pays entend peser dans la résolution de ce conflit.

Cette séquence diplomatique a davantage de sens lorsqu'elle est replacée dans le contexte des déclarations de la présidence ukrainienne au cours de ces derniers mois. Conscient que la guerre d'attrition n'est pas soutenable pour l'Ukraine à long terme, Volodymyr Zelensky a multiplié les déclarations et les actes préparatoires à d'éventuelles négociations. Si ce chemin est encore long, il apparaît comme la solution la plus crédible à ce jour, sauf percée militaire majeure de l'une ou l'autre partie. Bien qu'un arrêt des hostilités ne soit pas envisageable en l'état, le principal objectif ukrainien consiste désormais à se placer dans les meilleurs dispositions pour négocier à armes égales voire en position de force. L'Ukraine aura besoin de soutiens diplomatiques et à ce titre, plusieurs États auront un rôle à jouer. Si l'Arabie saoudite s'est déjà manifestée, la Turquie sera un interlocuteur privilégié. L'élection présidentielle américaine en fin d'année 2024 sera incontestablement déterminante quelle que soit l'issue du scrutin. Si les contours du rôle de l'Inde restent à définir, il demeure une autre question fondamentale : quel rôle pour l'Union européenne au cours des prochains mois ?