Le voisinage oriental de l’OTAN. La relation à l’Ukraine et au Bélarus
Entretien avec Alexandra GOUJON, maîtresse de conférences à l'université de Bourgogne, spécialiste du Bélarus et de l'Ukraine, auteur de L'Ukraine. De l'indépendance à la guerre (Le Cavalier bleu, 2021).
Réalisé par Karl HADDAD puis transcrit par Magomed BELTOUEV, responsables du département Eurasie de l'Institut d'études de géopolitique appliquée.
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Les propos exprimés n'engagent que la responsabilité de l'auteur.
Cet entretien a été réalisé pour le compte du 17ème numéro de la Revue Diplomatique, OTAN 2030 : quelles orientations du nouveau concept stratégique ? (dir. Romain Bertolino, Manon Goureau, Alexandre Negrus)
Comment citer cette publication
Alexandra Goujon, "Le voisinage oriental de l'OTAN. La relation à l'Ukraine et au Bélarus" (entretien avec Karl Haddad), Revue Diplomatique n°17, Paris, Avril 2022
Karl HADDAD - Comment expliquer l'intérêt de l'Otan pour les anciennes républiques soviétiques telles que la Géorgie mais surtout l'Ukraine ? Pouvons-nous qualifier les conflits dans ces deux pays de rupture dans les rapports entre Moscou et l'Alliance nord atlantique ?
Alexandra GOUJON - Du fait de son maintien après la fin de la guerre froide, l'Otan a réfléchi à son positionnement en Europe et a donc développé ce programme qu'on appelle « Partenariat pour la paix ». Ce partenariat, créé en 1994, s'adresse aux pays européens qui ne sont pas membres de l'organisation. Font donc partie de ce partenariat pour la paix non seulement l'Ukraine, la Géorgie, mais également la Russie. Chacun de ces pays développe ensuite des relations spécifiques avec l'OTAN avec notamment des traités de coopération puis des structures de décision comme la Commission OTAN-Ukraine (1997), la Commission OTAN-Géorgie (2008) ou le Conseil OTAN-Russie (2002). L'idée pour l'Otan est de ne pas cloisonner l'organisation sur elle-même. La relation spécifique Otan-Ukraine ou Otan-Géorgie est liée au fait que l'Ukraine et la Géorgie sont menacées par la Russie du point de vue de leur intégrité territoriale avec le soutien russe aux entités séparatistes dans les deux pays sans parler de l'invasion russe du 24 février 2022. L'autre spécificité tient au fait qu'une partie des pays dits partenaires, et donc non-membres, souhaitent devenir membres : c'est le cas de l'Ukraine et de la Géorgie. À ce titre, l'Otan est dans une position particulière, puisqu'elle a annoncé publiquement, lors d'un sommet en 2008, qu'il existait bien une perspective d'adhésion pour l'Ukraine et la Géorgie. Mais à ce stade, les deux pays ne sont pas rentrés et ne bénéficient toujours pas du plan d'action pour l'adhésion qui est la première étape à une éventuelle intégration. Les dirigeants d'Ukraine et de Géorgie militent pour obtenir ce plan d'action. Si ce plan d'action n'est pas aujourd'hui engagé, c'est pour plusieurs raisons : il y a d'abord le fait que les 30 membres de l'Otan ne sont pas unanimes sur le sujet. C'est d'ailleurs en raison de l'absence de consensus en 2008 qu'une déclaration est prononcée sans ouverture de plans d'action. Une autre raison renvoie également aux réformes que les États candidats doivent faire notamment en termes de gouvernance. Enfin, certains États membres de l'Otan craignent également la réaction de la Russie qui exprime régulièrement, depuis 2007, son opposition à tout nouvel élargissement à l'Est.
L'un de ses projets est la création d'une Union économique eurasiatique dans l'espace post-soviétique qui prend forme en 2014 suite à une première Union douanière créée en 2010. Il existe également une alliance militaire, l'Organisation du traité de sécurité collective, fondée en 2002 avec pour États membres la Russie, la Biélorussie, l'Arménie, le Kirghizstan, le Tadjikistan et le Kazakhstan où cette organisation est intervenue en janvier 2022. L'objectif russe est d'arrimer à ces organisations d'autres pays dont l'Ukraine. Mais, en Ukraine, depuis le début des années 2000, même s'il y a des gouvernements d'obédiences différentes, la politique étrangère vise un rapprochement avec l'Union européenne et l'Otan. La Russie voit l'Ukraine s'éloigner progressivement, ce qui explique en partie son intervention militaire en 2014 ; elle a clairement posé comme ligne rouge une éventuelle adhésion de l'Ukraine à l'Otan alors même que le pourcentage d'opinions favorables à l'Otan augmente en Ukraine depuis 2014.
L'invasion russe en février 2022 ne vise pas uniquement à faire de l'Ukraine un pays neutre, comme le revendique les autorités russes, alors même que l'intégration à l'UE et l'OTAN est inscrite comme objectif dans la Constitution ukrainienne depuis 2019. Elle a également pour objectif de soumettre l'Ukraine aux bonnes volontés du pouvoir russe, à affaiblir l'État et sa population comme en témoignent les exactions commises par les troupes russes sur le sol ukrainien.
K.H - Nous n'avons pas observé une telle hostilité de la part de la Russie à l'adhésion des pays baltes à l'Otan, du moins pas avec la même insistance alors que la Russie réclame une neutralité stratégique pour l'Ukraine. Comment expliquer cette différence de traitement par rapport à ces deux régions ?
A.G - La Russie n'a pas pu empêcher l'adhésion des pays baltes ; elle n'était pas tout-à-fait dans la même posture en termes même de capacité d'action. Elle est plus puissante que dans les années 1990. Mais cela ne veut pas dire que l'adhésion des pays baltes a été bien perçue, côté russe ; celle-ci apparaît plutôt comme la dernière concession. Concernant l'Ukraine, l'histoire est convoquée par les autorités russes qui soulignent l'imbrication des peuples slaves. Le Bélarus ne résiste pas, pour le moment, au projet russe en raison de l'allégeance d'Alexandre Loukachenko à la Russie, renforcée après le mouvement de contestation de 2020, fortement réprimé. Mais le pays pourrait adopter une autre orientation politique, plus proche de la démocratie et des valeurs européennes, s'il y avait un changement de pouvoir d'où le soutien russe à A. Loukachenko.
Ces trois peuples slaves ont une histoire commune qui est largement instrumentalisée par Vladimir Poutine qui, en juillet 2021, publie un essai historique sur le site du Kremlin en trois langues (en anglais, en russe et en ukrainien) dans lequel il indique que les Russes et les Ukrainiens forment un même peuple. Tout l'argumentaire de cet essai vise à montrer, comme son discours du 21 février 2022, que l'État ukrainien contemporain est une sorte d'erreur historique ce qui vise in fine à nier la souveraineté ukrainienne et à justifier une invasion militaire. Il faut tout de même rappeler, qu'en 1997 l'Ukraine et la Russie signaient un traité d'amitié et de coopération et qu'aucune prétention territoriale n'existait à cette époque. Et en 1994, au moment où l'Ukraine rétrocède les armes nucléaires à la Russie, le mémorandum de Budapest est signé par les États-Unis, le Royaume-Uni et la Russie qui s'engagent à respecter l'intégrité territoriale du pays. Jusqu'en 2014 il n'y a pas de conflit entre les deux Etats en termes de frontières.
Depuis les années 2000 et le développement des révolutions de couleur dont la Révolution orange en Ukraine (2004), le discours politique et médiatique russe s'est concentré sur le fait de présenter l'Ukraine comme faisant partie de l'histoire russe. Mais ce discours date de l'Empire russe où les Ukrainiens étaient présentés comme des Petits Russes mais aussi de l'Union soviétique qui s'appuyait sur une rhétorique liée à l'amitié entre les peuples.
Il y a une spécificité autour de la ville de Kiev, qui est souvent présentée comme la mère des villes russes alors que la Russie, ni même la Moscovie, n'existe au moment de la création de Kiev au Xème siècle. Kiev est alors la capitale de la Rous kiévienne, qu'on a traduit parfois en français par Ruthénie et qui a disparu au XIIIème siècle mais qui est considérée en Russie comme faisant partie de l'histoire proprement russe.
La reconnaissance des indépendances de ces entités vise à signifier que Moscou sort des accords de Minsk : l'objectif n'est donc plus la résolution du conflit dans le Donbass mais l'invasion du territoire de l'Ukraine sur plusieurs fronts (Nord, Sud et Est).
L'Ukraine n'étant pas dans l'Otan, elle ne bénéficie pas de son aide automatique. Depuis le début du conflit, l'aide militaire à l'Ukraine provient donc séparément d'États membres de l'OTAN et de l'UE.
A.G - Ce parallèle pose de nombreux problèmes. Premièrement, il supposerait que la menace qui a pesé sur le peuple kosovar, et donc le nettoyage ethnique, serait similaire en Ukraine. Or l'annexion de la Crimée n'est précédée d'aucune menace réelle sur la population de Crimée. Deuxièmement, l'accès du Kosovo à l'indépendance n'est pas mené par une puissance étrangère soucieuse d'agrandir son territoire ; elle est proclamée en 2008 près de 9 ans après les frappes de l'Otan qui cherchent alors à mettre fin au nettoyage ethnique lancé par Slobodan Milosevic en représailles aux attaques de l'Armée de libération du Kosovo. La Crimée est annexée par la Russie en deux semaines suite à un référendum de rattachement mené dans des conditions non transparentes tout comme la proclamation de l'indépendance de la Crimée effectuée sous occupation militaire russe.
Pour revenir à l'Otan, on peut aussi noter que l'invasion russe de l'Ukraine provoque des inquiétudes chez les voisins nordiques de la Russie et notamment dans les États neutres tels que la Finlande et la Suède, dont les dirigeants envisagent désormais une demande d'adhésion à l'Otan.
K.H - Les évènements au Bélarus suite à l'élection présidentielle de 2020 ont parfois suggéré des similitudes avec Maïdan. Ce parallèle est-il justifié ? Quels intérêts pour l'Otan et la Russie au Bélarus ?
A.G - Le parallèle avec la révolution Maïdan de 2013-2014 n'est pas le plus adéquat, parce que la révolution de Maïdan est une révolution qui a pour point de départ la signature d'un accord d'association avec l'Union européenne. La contestation qui se déploie au Bélarus à l'été 2020 concerne des fraudes électorales. Le parallèle avec la révolution orange de 2004 en Ukraine est donc plus pertinent puisqu'il s'agit d'une révolution de couleur qui se déroule à l'occasion d'une élection frauduleuse contestée par des citoyens et qui entraîne un changement de pouvoir. Le mouvement contestataire au Bélarus est d'ailleurs strictement national et ne s'appuie pas sur des enjeux géopolitiques ; il revendique des élections libres, la fin de la répression des manifestations et la libération des prisonniers politiques. La répression policière est telle depuis l'automne 2020 que les leaders de l'opposition qui ne sont pas emprisonnés, sont en exil dans l'Union européenne comme Svetlana Tikhanovskaïa. Mais au moment de la campagne électorale, les enjeux européens sont assez peu présents. Plusieurs candidats dont un qui a été emprisonné sont même considérés comme « pro-russes ».
K.H - Vous pensez à Valéry Tsepkalo ?
A.G - V. Tsepkalo mais aussi Viktar Babaryka, qui avait une certaine popularité, et qui a travaillé pour la Belgazprombank, filiale bélarusse d'une banque appartenant au groupe russe Gazprom. En tous les cas, c'est bien le changement de pouvoir potentiel qui a alerté Loukachenko qui a mis en œuvre une répression sans précédent à l'égard des opposants mais également des citoyens ordinaires. Certains opposants sont accusés d'avoir essayé de prendre le contrôle de l'État. Quant à V. Babaryka, il est condamné, en juillet 2021, à 14 ans de prison pour corruption et évasion fiscale. Les relations entre le Bélarus et l'Otan sont extrêmement faibles, le Bélarus appartient à l'Organisation du traité de sécurité collective dirigée par la Russie. Il n'y a donc pas d'ambition d'adhésion à l'Otan. Depuis le mouvement de contestation de 2020, la rhétorique officielle est extrêmement virulente à l'égard de l'Otan et semble calquée sur le discours russe. A. Loukachenko explique que l'Otan se rapproche du Bélarus, veut prendre le contrôle du pays et que les opposants sont des marionnettes des Occidentaux... A. Loukachenko a toujours été un allié géopolitique de la Russie mais n'a pas toujours été aligné sur la politique russe ; il a notamment cherché à maintenir une certaine autonomie face à la Russie dont il craignait la domination économique et militaire. En 2015, les accords de résolution du conflit dans le Donbass sont signés à Minsk ; A. Loukachenko cherche alors à se présenter comme un médiateur non engagé ce qui entraîne une levée des sanctions de l'UE en 2016 après la libération de prisonniers politiques. Mais, depuis le retour des sanctions occidentales liées à l'élection frauduleuse et à la répression policière, A. Loukachenko est devenu plus dépendant de la Russie sans compter l'usage de son territoire par les troupes russes dans le cadre de l'invasion de l'Ukraine. Les relations entre l'Ukraine et le Bélarus se sont détériorées à partir du moment où le dirigeant bélarusse s'est aligné sur le discours russe concernant les menaces ukrainienne et occidentale. Quant à la Russie, elle soutient A. Loukachenko non pas tellement pour des raisons personnelles mais pour éviter un changement de pouvoir non maitrisé qui pourrait entraîner une réorientation géopolitique de ce pays, un petit peu à l'image de ce qui a pu se passer en Ukraine. La Russie souhaite éviter ce scénario par tous les moyens.
K.H - Un traité existe entre Moscou et Minsk pour la création d'une union des deux États, qui avait été signé et ratifié par Loukachenko et Boris Eltsine en 1997. Est-ce que ce traité est toujours d'actualité ? Quelle serait la perception par l'OTAN ou de l'Ukraine d'une réalisation de ce traité ?
Le Bélarus participe à l'Union eurasiatique et à l'Organisation du traité de sécurité collective et ne représente pas une menace pour la Russie qui active déjà un certain nombre de leviers en utilisant le territoire bélarusse pour déployer des troupes en Ukraine.
Le champ d'action russe est donc suffisamment libre sans nécessairement entamer l'indépendance du Bélarus même si la marge de manœuvre du dirigeant bélarusse semble se réduire.
K.H - Comment la rivalité Russie-Otan se concrétise-t-elle en termes de soft power en Ukraine et au Bélarus ?
A.G - L'Ukaine et le Bélarus sont des pays extrêmement différents. Pour le Bélarus, comme indiqué précédemment, le traitement médiatique du mouvement de contestation a repris une partie de la rhétorique utilisée dans les médias russes à propos d'une contestation qui pouvait conduire à la guerre civile à l'image de ce qui s'était passé dans les pays arabes ou en Ukraine. La contestation est donc présentée sous ces aspects violents alors que la protestation bélarusse était pacifique. Dès l'été 2020, certains observateurs parlent de la présence de spin doctors russes dans les rédactions de la télévision d'État. À cette époque, il y avait déjà assez peu de médias indépendants ; depuis 2021, ils n'opèrent plus sur le sol bélarusse sous peine d'emprisonnement.
En Ukraine, depuis 2014, il existe un journalisme d'investigation et des sites internet tels que StopFake qui ont été créés pour lutter contre la désinformation russe. Il s'agit donc de résister à l'influence informationnelle russe en condamnant les fausses informations divulguées par la Russie. Cette résistance informationnelle s'est développée depuis l'invasion russe de février 2022 en utilisant, la plupart du temps, les mêmes canaux et outils que depuis 2014. Par ailleurs, depuis 2021, plusieurs médias dits pro-russes en Ukraine ont été interdits par les autorités au nom de la protection de la sécurité nationale. Certaines voix s'étaient alors élevées y compris dans les organisations de défense de la liberté d'expression pour critiquer ces mesures. Mais l'invasion russe a fait taire ces critiques puisque la population rejoint les autorités sur la défense de la patrie ukrainienne. Du côté religieux, le projet existant depuis l'indépendance de l'Ukraine de création d'une Église orthodoxe d'Ukraine est réalisé en 2018 puis reconnue par Constantinople en 2019. Cette création est également une réaction à l'influence de l'Eglise orthodoxe du patriarcat de Moscou qui était majoritaire, face à une Eglise du patriarcat de Kiev non reconnue, et qui est considérée comme ayant soutenu le séparatisme à l'est du pays. Suite à l'invasion russe de l'Ukraine, l'Eglise du patriarcat de Moscou qui est alignée sur la position du Kremlin perd des paroissiens. Le domaine du cyber est un autre instrument de pression de la Russie sur l'Ukraine. Plusieurs cyber-attaques ont régulièrement lieu sur les sites internet d'organismes gouvernementaux, d'entreprises ou de banques comme au début de l'invasion.
Dans le domaine politique, on évoque aussi régulièrement les « forces pro-russes » en Ukraine. Cette dénomination est trompeuse parce qu'elle ne veut pas dire que ces forces politiques souhaitent un rattachement à la Russie ou une occupation de leur territoire par ce pays.
La résistance politique observée dans le Sud de l'Ukraine où l'armée russe occupe plusieurs municipalités en témoigne. La Russie trouve des alliés ici ou là mais en faible quantité sachant que la collaboration avec l'occupant est passible de 15 années d'emprisonnement selon une loi votée par le Parlement le 3 mars 2022. Dans le sillage de l'ancien Parti des régions de Viktor Ianoukovitch destitué en 2014, des forces politiques sont considérées comme étant des agents russes. C'est notamment le cas de Viktor Medvedtchouk, homme politique et homme d'affaires ukrainien, proche de Poutine, qui était assignée à résidence depuis mai 2021 après avoir été inculpé de haute trahison et de tentative de pillage de ressources naturelles en Crimée. V. Medvedchouk qui a disparu quelques jours après l'invasion avant d'être arrêté le 12 avril 2022 fait désormais l'objet de tractations avec la Russie en vue d'un échange de prisonniers.