Les défis de la Russie d’aujourd’hui : une internalisation des compétences et des productions pour une indépendance face aux sanctions internationales
Doris Schmidt, analyste au sein du département Eurasie de l'Institut d'études de géopolitique appliquée, s'est entretenue avec Julien Vercueil, professeur d'économie à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), spécialiste de l'économie des États post-soviétiques.
Comment citer cet entretien :
Julien Vercueil (entretien avec Doris Schmidt), « Les défis de la Russie d'aujourd'hui : une internalisation des compétences et des productions pour une indépendance face aux sanctions internationales », Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, Octobre 2022, URL : https://www.institut-ega.org/l/les-defis-de-la-russie-d-aujourd-hui-une-internalisation-des-competences-et-des-productions-pour-une-independance-face-aux-sanctions-internationales/
Avertissement :
La photographie d'illustration est un choix de la rédaction de l'IEGA et n'engage que cette dernière.
L'intitulé de l'entretien a été déterminé par l'IEGA.
Dans un contexte de sanctions économiques, consciente des conséquences et enjeux d'une dépendance aux importations et compétences dites « clés », la Russie a mis en place une politique de substitution des biens et des services étrangers par des compétences, des services et des productions au niveau national pour tendre vers une indépendance ou une autonomie.
Où en est aujourd'hui la Russie dans cette démarche ? Quels sont les domaines concernés ?
Doris Schmidt - La Russie a mis en place une politique de substitution des importations pour devenir quasiment autosuffisante ou, a minima, ne plus avoir besoin de recourir aux compétences étrangères. L'objectif est de développer au niveau national les compétences dans les domaines clés dont notamment le domaine agricole, les services (par exemple le tourisme) et les produits industriels.
Quelle est l'origine de cette démarche ? Est-elle antérieure aux sanctions internationales ou ces sanctions ont-elles été le déclencheur ? Où en est aujourd'hui la Russie dans cette démarche ? Quels sont les domaines concernés ? Quelles difficultés rencontre-t-elle ? Quels bénéfices en tire-t-elle ?
Julien Vercueil - La question de la substitution aux importations est montée en puissance après 2009, qui a montré aux dirigeants russes (qui n'en avaient pas conscience alors) les risques inhérents au modèle de croissance extraverti rentier (pour une analyse de ce concept, voir mon livre de 2019[1]) caractéristique de l'économie russe. L'impératif, qui était initialement la modernisation et la réindustrialisation de l'économie, est devenu celui de la « substitution aux importations » en 2011 dans la bouche de Vladimir Poutine, alors Premier ministre de Dmitry Medvedev. L'idée à ce moment était d'utiliser les commandes publiques et les grands conglomérats d'État (couvrant des secteurs comme la finance de développement, les nanotechnologies, la construction navale, l'aéronautique, l'industrie de l'armement) pour faire naître et se développer partout en Russie des entreprises industrielles de transformation capables de concurrencer les firmes étrangères dans leurs domaines.
Les résultats ont été décevants. En moyenne, la commission anti-monopole et la cour des comptes, deux organes russes alors indépendants chargés de veiller au respect de l'usage rationnel des fonds publics et à celui des principes de la concurrence, se sont par exemple émus du fait que les coûts d'achat unitaires moyens des administrations avaient augmenté de 20 à 30 % suite à cette politique. Par ailleurs, on n'a pas observé de décollage de l'industrie de transformation après 2011, ce qui était pourtant l'objectif. La seule industrie de transformation ayant connu une croissance brillante et continue a été l'industrie chimique, portée par les investissements directs étrangers et la bonne santé de la... pétrochimie.
C'est dans ce contexte que la première crise ukrainienne, avec l'annexion de la Crimée en 2014, a éclaté. Les sanctions occidentales ont été suivies de contre-sanctions prononcées par Vladimir Poutine qui ont banni l'importation de produits agricoles en provenance des pays ayant sanctionné la Russie. Nombre de journalistes, voyant que la mesure n'avait pas entraîné de ruptures critiques d'approvisionnement en Russie, en ont conclu que la politique de « substitution aux importations » de la Russie avait été un succès, relayant ainsi le narratif des autorités russes. Pourtant, des économistes de l'académie des sciences de Russie ont calculé que la mesure avait ajouté un point d'inflation en 2014-2015, ce qui s'est traduit par une perte nette de pouvoir d'achat pour les ménages. Cette évaluation ne prend pas en compte les problèmes de réduction de choix et de qualité rencontrés un peu partout sur le territoire suite à cet embargo. En revanche, on a effectivement observé un regain d'intérêt des investisseurs étrangers pour le secteur agroalimentaire en Russie. C'est un phénomène classique de contournement de barrière. Réalisés par des entreprises occidentales, ces IDE leur ont permis de ne pas perdre complètement le marché russe. Tout en observant qu'elle est en totale contradiction avec les engagements pris par la Russie à l'OMC, on peut donc dire que cette manière d'appliquer la « politique de substitution aux importations » s'est rapprochée, dans le domaine agro-alimentaire au moins, de certains de ses objectifs après 2014.
Depuis le 24 février 2022, la donne est qualitativement différente. La volonté politique du pouvoir en place est d'opérer une déconnexion la plus complète possible des pays occidentaux, et les entreprises occidentales, indépendamment des sanctions, veulent de moins en moins être associées à la Russie et donc s'en désengagent pour celles qui le peuvent. Par ailleurs, la situation pousse - et continuera de pousser dans les mois qui viennent - l'État à se substituer aux acteurs privés pour un nombre croissant de décisions, ce qui, compte tenu de l'orientation politique actuelle du gouvernement, limitera davantage encore les possibilités, pour les entreprises occidentales, de réaliser des activités économiques avec la Russie. Il s'agit d'une rupture profonde, aux conséquences de long terme, notamment dans les domaines technologique et institutionnel.
D.S. - La Russie cherche à diversifier son économie et à développer les entreprises de transformation de matières premières au lieu de les exporter brutes comme cela a été pratiqué jusqu'à peu pour un certain nombre d'entre elles. En effet, riche de nombreuses matières premières, la Russie en exportait une grande partie sans les transformer, se privant ainsi d'une plus-value et de bénéfices.
Quels sont les secteurs concernés ? Quels secteurs pourraient être développés et diversifiés, ou sont en cours de développement ? Sont-ils envisageables ou intéressants pour les investisseurs étrangers ? Les oligarques russes ont-ils un rôle à jouer dans ce développement ?
J. V. - Le régime d'accumulation de la Russie est rentier. Il n'est pas encore entré en crise (bien que l'inflation ait bondi à 12-15 % et le PIB plongé à -5/-6 %), car le volume de la rente est resté élevé jusqu'ici, en dépit de la réduction des quantités de gaz extraites et exportées vers l'Occident. Pour piloter ce régime d'accumulation, les dirigeants russes ont développé un mode de régulation original, que je qualifie de « Gazpromien » dans mon livre, terme qui illustre le rôle des entreprises énergétique d'État dans la résolution des tensions qui reviennent régulièrement dans le régime de croissance. Le mode de régulation gazpromien consiste à centraliser la prise de décision en entretenant un groupe de décideurs restreint et fortement arrimé aux leviers de contrôle des industries rentières et du système financier, qui est indispensable à son fonctionnement. Dans cette élite, la loyauté au chef passe avant la compétence politique, managériale ou technique. C'est ce groupe de décideurs qui a procédé à la rigidification du système politique demandée par Vladimir Poutine et l'a transformé en quelques années en un régime autocratique, seul susceptible de maintenir le pouvoir en place au milieu des tensions actuelles, tout en continuant d'assurer la diffusion d'une partie de la rente dans les secteurs vitaux pour la continuité de l'activité économique et le maintien de l'adhésion populaire alors que l'inflation entame les revenus primaires des plus faibles.
Que peut-on espérer, dans ces conditions, concernant le tissu industriel de transformation ? Observons d'abord que ce ne peut pas être la priorité du groupe dirigeant, qui n'en a pas besoin pour se maintenir. Bien sûr, il est important de continuer à annoncer des programmes dans cette direction, mais le plus probable est une substitution progressive des importations d'équipements chinois aux importations d'équipements japonais, coréens, européens et américains à l'avenir, sauf si des solutions de contournement sont trouvées par les importateurs, et non pas l'émergence d'un réseau dense, vibrant, diversifié et innovant d'équipementiers russes.
D.S. - Dans le domaine des technologies et des compétences liées à l'extraction d'hydrocarbures, la Russie a été confrontée, notamment dans les projets situés en zone arctique, au fait de devoir trouver des investisseurs et des fournisseurs d'équipements industriels et de technologies alternatifs aux sociétés « occidentales », suite aux sanctions. Il en a été de même pour les compétences spécifiques dans ce domaine.
La Russie a-t-elle aujourd'hui développé les compétences internes nécessaires à la poursuite des projets en cours et à venir ainsi qu'à leur développement ? Si elle a acquis des compétences, pourrait-elle ou envisage-t-elle de les mettre à disposition d'autres États, autrement dit de devenir exportatrice de compétences dans ce domaine ? Qu'en est-il des financements pour ces projets, parvient-elle à trouver des investisseurs et des fournisseurs alternatifs ?
J.V. - Les projets Yamal 1 et Yamal 2 ont donné lieu à des transferts de technologie et les industriels russes du secteur sont certainement mieux outillés maintenant dans ces domaines qu'ils ne l'étaient il y a quelques années, quand presque toute la technologie était gérée par les partenaires occidentaux. S'il est possible (mais pas certain) que les Novatek, Gazprom et Rosneft soient désormais capables de piloter des projets complexes sur leur territoire sans le concours de leurs partenaires habituels, je suis en revanche moins sûr que cette montée en compétence avérée soit de nature à les préparer aux autres transformations énergétiques que la guerre en Ukraine a accélérées. Il faudra gérer, notamment pour Gazprom, à la fois les coûts irrécouvrables des nombreux gazoducs devenus sans objet, et la migration des technologies nécessaire pour faire face au basculement de la clientèle vers l'Asie. Par ailleurs cette dernière, tout comme l'Europe aujourd'hui, va rapidement devoir repenser sa consommation énergétique. C'est à l'État russe de planifier la réponse à cette transition annoncée, qui suppose de réfléchir au changement du modèle structurel de croissance du pays. Je ne vois pas qui, dans l'équipe dirigeante d'aujourd'hui, serait capable de porter ce projet essentiel pour le développement à moyen terme de la Russie.
D.S. - Dans le domaine du numérique, la Russie possède des solutions indépendantes (messagerie, moteurs de recherche, réseaux sociaux...) et développe ses propres infrastructures. En 2021, elle a par exemple lancé un projet de câbles sous-marins de fibre optique passant par les côtes arctiques et permettant de relier ces régions arctiques à Internet d'ici 2026. De même, Yandex, à l'origine un moteur de recherche, propose de manière similaire à Google des cartes, un traducteur et bien d'autres services. La société s'est diversifiée dans la livraison, le streaming audio, le cloud, les jeux vidéo, les services taxis et teste même des véhicules autonomes.
Peut-on considérer que la Russie dispose d'une compétence nationale et compétitive dans le domaine du numérique par rapport à l'international ? Quels sont les avantages, inconvénients et limites du fait de disposer de solutions numériques nationales ? Comment ces sociétés du numérique peuvent-elles jongler entre une nécessaire ouverture sur le monde et les contraintes du pouvoir russe ?
J.V. - Les compétences développées dans le domaine du numérique en Russie sont indéniables et diversifiées. Il est intéressant de rappeler dans quelles conditions historiques elles ont émergé et se sont épanouies : il s'agit des années 1990, celles de la crise la plus profonde de l'histoire de l'économie russe. Cet apparent paradoxe trouve sa solution si l'on se rappelle que les start-up du numérique russe ont pu grandir notamment parce qu'elles s'étaient mises à l'abri de la prédation économique, qui a caractérisé de nombreux secteurs industriels, à l'époque plus en vue que le numérique et pour cette raison, plus accessible pour les raiders. La croissance du marché a pris le relai dans les années 2000 comme relai de développement pour ce secteur. À partir des années 2010, l'État est devenu de plus en plus insistant dans son contrôle et son ingérence, notamment politique, dans les activités de ces entreprises par construction attachées à la liberté d'innover et de nouer les relations avec un écosystème technologique d'emblée globalisé. La Sberbank, banque d'État conglomérale, est devenue l'un des principaux vecteurs de cette nouvelle ingérence étatique. Cette évolution a entraîné les premières émigrations de grands dirigeants (par exemple, Pavel Durov), phénomène qui a pris une tout autre dimension après le déclenchement de la guerre en Ukraine : le secteur du numérique est l'un de ceux qui ont fourni les plus gros contingents d'émigrants parmi les cadres russes à haut potentiel en 2022. Le secteur participe donc au brain drain provoqué par la guerre. Certes, le « jonglage », comme vous l'indiquez, entre contraintes étatiques et nécessité de maintenir des liens internationaux, est toujours possible, comme nous l'avons montré dans un article publié avec Dmitry Volkov et Pascal Grouiez dans Post-Communist Economies en 2021[2], mais il est devenu beaucoup plus périlleux depuis février 2022.
D.S. - Exclue du système SWIFT suite à l'invasion de l'Ukraine, quelles solutions la Russie a-t-elle mises en place dans le domaine financier ? Paiement en devises autres que le dollar ? Quelle alternative au système SWIFT ? Est-il envisageable que les États d'Asie, d'Asie centrale et du Moyen-Orient l'utilisent pour leurs échanges ? Un système alternatif pourrait-il être utilisé et mis en place dans le cadre de l'Organisation de coopération de Shanghai et de l'Union économique eurasiatique ?
J.V. - Dans le domaine financier comme dans beaucoup d'autres, la question posée est celle de la possibilité pratique et économiquement rationnelle d'une substitution de nouveaux dispositifs aux dispositifs existants. Sur le plan des moyens de paiement internationaux, je pense qu'il n'y a pas d'autre voie pour la Russie que de s'arrimer au partenaire chinois, en reconnaissant que ce partenariat financier sera nécessairement asymétrique en sa défaveur, du simple fait que l'économie chinoise est plus de huit fois plus puissante qu'elle et que, sur la plupart des domaines technologiques concernés, la Chine l'a largement dépassée, quantitativement et qualitativement. Par exemple, aujourd'hui, c'est le yuan et non le rouble qui est choisi pour les paiements russo-chinois. De même, les dispositifs internationaux de sécurisation des transactions vont certainement se diversifier à l'avenir compte tenu des tensions actuelles, mais à mon sens davantage au profit des solutions chinoises que des russes.
Enfin, l'Union économique eurasiatique est constituée de pays dont aucun, hormis la Russie et le Bélarus, ne souhaite sacrifier ses liens avec les pays occidentaux. Par ailleurs les échanges avec cet ensemble représentent moins de 10 % des échanges totaux de la Russie. Ce n'est donc pas là que se situent les grands enjeux économiques pour elle. Enfin, s'agissant de l'OCS, la Russie a jusqu'ici soigneusement veillé à la dépouiller de tout contenu économique (au grand dam de la Chine), justement parce qu'elle craignait que cette dimension ne donne des leviers d'influence trop puissants à cette dernière dans la région. Il n'est pas impossible, que poussés par la nécessité, les dirigeants russes en viennent à reconsidérer leur position, mais ce sera sans doute en prenant des mesures préventives contre le risque de marginalisation de la Russie au sein de l'organisation.
[1] Julien Vercueil, Économie politique de la Russie (1918-2018), Paris, Le Seuil, 2019.
[2] Pascal Grouiez, Julien Vercueil et Dmitry Volkov, « Beyond oil: the international integration of the Russian economy between macroeconomic constraints and sectoral dynamics » dans Post-Communist Economies, Volume 33, N°6, 2021, pp. 770-794.