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Océan Indien : la réponse (tactique) de New Delhi aux assauts répétés de Pékin

18/03/2024

Par Olivier Guillard, directeur de l'information chez Crisis24 (Paris) et chercheur associé à l'Institut d'études de géopolitique appliquée.   


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Olivier Guillard, Océan Indien : la réponse (tactique) de New Delhi aux assauts répétés de Pékin, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 18 mars 2024.

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L'événement n'a guère fait la une des journaux télévisés en Europe (accaparée par l'éreintante occupation de l'Est ukrainien par les troupes russes), outre-Atlantique (en pleine campagne présidentielle), au Moyen-Orient (retenant son souffle face au rude conflit Israël-Hamas) ou encore dans la région caraïbe (étourdie par la violence du chaos sécuritaire haïtien) ; du reste, la région Asie-Pacifique elle-même et sa myriade de journaux et sources d'informations ne s'est pas trop appesantie sur le sujet.

Jatayu, dans les Laquedives, nouveau poste avancé de l'Indian Navy

Le 6 mars, dans l'océan portant son nom, l'Inde inaugurait officiellement une seconde base militaire navale [1] dans l'archipel des Laquedives, sur l'île Minicoy [2], la baptisant du nom d'un animal mythique du Ramayana hindou, Jatayu ; située à 400 km au Sud-Ouest de Kochi (anciennement Cochin ; État indien du Kérala), Minicoy est l'île la plus des méridionale de l'archipel des Laquedives et se trouve à la fois à proximité immédiate de la 9-Degree Channel [3], une voie maritime mondiale majeure reliant notamment le canal de Suez au golfe Persique puis à l'Asie du Sud-Est et à 150 km de l'île la plus septentrionale des Maldives.

Pour les autorités militaires et les stratèges de New Delhi, cette nouvelle base navale (Indian Navy Station ou INS) disposant notamment d'une piste d'atterrissage et d'une jetée« renforce significativement la capacité opérationnelle de la marine dans une zone maritime stratégique présentant de nombreux défis » [4] et permettra aux forces navales indiennes d'y déployer et stationner divers assets (cf. bâtiments de surface ; moyen aériens) de première main. Tout en adressant à certains acteurs asiatiques (trop ?) entreprenant dans la région un message d'une parfaite limpidité… « L'INS Baaz dans les îles Andamans [5] à l'Est, et maintenant l'INS Jatayu à Minicoy (à l'ouest), seront les yeux et les oreilles de la marine (indienne)... et de la nation dans les mers lointaines pour sauvegarder nos intérêts nationaux ; quel que soit le défi et quel que soit le 'challenger'. Il est essentiel de reconnaître le besoin pressant d'une surveillance accrue dans le contexte des développements géopolitiques actuels qui soulignent l'importance stratégique des Laquedives pour l'Inde. L'océan Indien connaît une recrudescence de la terreur maritime, de la criminalité et de la piraterie » [6] expliquait le jour de l'inauguration de cette pièce importante du dispositif naval et stratégique indien le chef de la marine, l'amiral R. Hari Kumar.

Pour l'état-major de la désormais ambitieuse Indian Navy, sa nouvelle installation sur Minicoy deviendra à terme le premier « radar » du pays en mer d'Arabie (à l'ouest de l'Inde continentale), sentinelle surveillant le trafic maritime et assurant la sûreté et la sécurité des voies maritimes de toute première importance [7] ; pour l'Inde, les pays de la région et le commerce international.

La désormais première démographie et 5e économie mondiale n'a pas attendu 2024 pour s'activer sur ces thématiques militaires et stratégiques : pour rappel, cinq ans plus tôt (2019), l'Inde mettait en opération une base aéronavale dans l'archipel des Andaman (Kohassa naval air station sur la North Andaman Island), apportant une réponse du tac au tac à la présence suspecte dans les îles Coco (Birmanie) d'installations d'observation / renseignement chinoise, distantes de quelques km à peine de la pointe Nord des îles Andaman… À cette époque, le ministère indien de la Défense annonçait un programme décennal de modernisation des infrastructures militaires dans les îles Andaman et Nicobar [8].

Malé – Pékin ou l'irritante convergence

Pour rappel, peu après son entrée en fonction en novembre 2023 (sans prendre de court ni l'opinion ni les autorités indiennes [9]), le très sinophile président maldivien Mohamed Muizzu assénait sèchement à New Delhi que la totalité des militaires indiens [10] (fussent-ils habillés en civil…) présents dans cette nation insulaire de l'océan Indien devrait au plus tard avoir quitté les lieux au 10 mai 2024 ; début mars, le remplacement des personnels militaires par des techniciens civils indiens était effectivement engagé.

Quasi-concomitamment, le ministère de la Défense des Maldives annonçait la signature d'un accord avec la République populaire de Chine en matière d'assistance militaire [11] accord favorisant « le renforcement des liens bilatéraux » clament (sur X ; ex twitter) les autorités maldiviennes, sans toutefois en préciser le détail.

Pour nombre d'observateurs, la nouvelle base militaire navale indienne Jatayu sur Minicoy se comprend comme un contrepoids stratégique supplémentaire à opposer à l'ex-empire du Milieu, notamment à ses audacieux desseins dans cette partie précise de l'océan Indien ; les infrastructures portuaires majeures construites ces dernières décennies par les entreprises chinoises au Sri Lanka [12] et au Pakistan [13] (contribuant au passage à creuser la dette nationale) - avec une inévitable présence chinoise (civile ; militaire à l'occasion) plus ou moins permanente et occasionnelle - rapprochent mécaniquement le rival chinois, avec qui les rapports demeurent politiquement frais [14]… tout en croissant sensiblement au niveau commercial (+ 16% lors des deux premiers mois de 2024), du périmètre stratégique indien immédiat. Générant les réserves et objections que l'on devine du côté de New Delhi : « Les incursions de la Chine dans l'océan Indien sont préoccupantes. En construisant de telles bases (cf. INS Jayasuru), l'Inde cherche à éviter que la Chine ne domine la partie occidentale de l'océan Indien (...). L'Inde souhaite projeter sa puissance de plus en plus loin de ses côtes. L'objectif à long terme est d'empêcher les empiètements chinois dans la région, mais nous devons également montrer notre leadership dans la région en protégeant les voies de communication maritimes et en contrant les menaces telles que la piraterie à l'encontre de la marine marchande » [15] résume début mars S. Chaulia, un universitaire indien au fait de cette problématique sensible.

Relevons à ce propos que l'entrée en service de la 2e base navale indienne dans l'archipel des Laquedives intervenait une semaine après l'inauguration sur l'île d'Agalega [16] (île Maurice) d'une piste d'atterrissage et d'une jetée financées par l'Inde ; des infrastructures nouvelles et modernes qui, sans être à proprement parler militaires, renforceront à l'occasion la sécurité régionale (en autorisant notamment les escales aériennes et navales) dans ces régions sises sur d'importantes routes maritimes.

Présent il y a quelques jours au Naval War College de Goa [17] et bien déterminé à préserver l'océan Indien de toute velléité hégémonique extérieure, le ministre indien de la Défense Rajnath Singh confiait notamment à son auditoire et aux médias présents : « L'Inde est en train de rééquilibrer ses ressources militaires du fait des mouvements accrus de nos adversaires dans l'océan Indien et de l'importance commerciale de la région. La marine (indienne) veille à ce qu'aucun pays, avec sa puissance économique et militaire écrasante (comprenez la Chine), ne soit en mesure d'affirmer sa domination sur des pays amis ou de menacer leur souveraineté » [18].

New Delhi, lutte antipiraterie et activités en mer Rouge

Pour clore le chapitre, rappelons enfin que le renforcement en cours des capacités militaires indiennes dans l'océan du même nom ne doit pas uniquement aux velléités d'influence régionale du rival stratégique chinois : New Delhi entend également étendre sa présence en mer d'Arabie pour lutter contre les pirates somaliens actifs dans la zone ainsi que les attaques diverses perpétrées par les rebelles Houthis en mer Rouge. Ainsi que le rappelait il y a peu le quotidien India Today [19], même si l'Indian Navy n'a pas officiellement rejoint la force opérationnelle en mer Rouge dirigée par les États-Unis menant des opérations contre les rebelles houthis (basés au Yémen), elle déploie sur place une force navale loin d'être négligeable (cf. une dizaine de bâtiments dont des destroyers à missiles guidés ; avions de surveillance maritime ; drones Predator) et très impliquée dans ses diverses missions de surveillance et de protection : entre novembre 2023 et fin janvier 2024 , la marine et les garde-côtes indiens ont ainsi répondu à une dizaine d'appels de détresse distincts dans l'océan Indien, venant en aide à plusieurs navires détournés, aux équipages attaqués, aux bâtiments touchés par des tirs de missiles Houthis [20]. Entre autres interventions unaniment saluées.


[1] En 2012, l'armée indienne avait inauguré une 1ère base navale dans les Laquedives (INS Dweeprakshak) sur l'île Kavaratti.

[2] Où l'armée indienne maintient un détachement militaire depuis les années 1980.

[3] Une importante voie maritime – la 10-degree channel – passe à proximité des îles Andaman et Nicobar (où les forces indiennes renforcent actuellement leurs installations à Campbell Bay sur la Great Nicobar) dans le golfe du Bengale.

[4] The Hindustan Times, 7 mars 2024.

[5] Un archipel indien situé dans le golfe du Bengale ; 1700 km à l'Est de Chennai (anciennement Madras ; Etat indien du Tamil Nadu).

[6] ''India opens key naval base close to Maldives'', The Hindustan Times, 7 mars 2024.

[7] India Today, 5 mars 2024.

[8] Foreign Policy research Institute (Australie), 7 novembre 2023.

[9] Durant la campagne pour les présidentielles, l'actuel chef de l'Etat maldivien avait clairement promis à ses électeurs sino-compatibles qu'il exigerait une fois au pouvoir de New Delhi qu'elle retire le personnel militaire présent dans l'archipel.

[10] En l'occurrence environ 80 techniciens militaires nécessaires à l'exploitation et à l'entretien de deux hélicoptères légers avancés et d'un avion, fournis aux Maldives par l'Inde, utilisés principalement pour l'aide humanitaire et les opérations de secours en cas de catastrophe.

[11] ''Maldives signs China military pact in further shift away from India'', CNN, 5 mars 2024.

[12] cf. le port en eau profonde de Hambantota ; sud-est de l'île.

[13] Le port de Gwadar (600 km à l'ouest de la cité portuaire Karachi) ; côte du Baloutchistan.

[14] La faute notamment au différend frontalier persistant du côté du Ladakh et de l'Arunachal Pradesh indien…

[15] ''India Sets Up New Indian Ocean Naval Base'', Voice of America, 6 mars 2024.

[16] Environ 100 km au nord-est de Madagascar.

[17] 600 km au sud de Mumbai (anciennement Bombay), sur la côte occidentale indienne, sur la mer d'Arabie (océan Indien).

[18] ''India Sets Up New Indian Ocean Naval Base'', Voice of America, 6 mars 2024.

[19] ''Explainer: Why is India building a naval base in the Lakshadweep?'', India Today, 5 mars 2024.

[20] ''Explainer: India's naval shield against rising Somali piracy amid Red Sea crisis'', India Today, 31 janvier 2024.