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Qatar 2022, un tournant dans la géopolitique du football ?

02/12/2022

Juliette Podglajen, responsable du département diplomatie culturelle et interculturalité de l'Institut d'études de géopolitique appliquée, s'est entretenue avec Paul Dietschy, historien spécialiste du sport, auteur de l'Histoire du football (Tempus, 2014) et directuer de la revue Football(s). Histoire, culture, économie, société.


Comment citer cet entretien :

Paul Dietschy (entretien avec Juliette Podglajen), « Qatar 2022, un tournant dans la géopolitique du football ? », Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, décembre 2022, URL : https://www.institut-ega.org/l/qatar-2022-un-tournant-dans-la-geopolitique-du-football/

Avertissement :

La photographie d'illustration est un choix de la rédaction de l'Iega et n'engage que cette dernière. Il ne s'agit pas d'une photographie officielle d'une coupe du monde passée, en cours ou à venir.

L'intitulé de l'entretien a été déterminé par l'Iega.


Le coup d'envoi n'avait pas encore résonné que la Coupe du monde de football masculin de 2022 au Qatar était déjà l'objet de nombreuses polémiques. Exploitation forcée des travailleurs pour la construction des stades, non-respect des droits humains dans le pays hôte, impact sur l'environnement : tous les enjeux contemporains semblent être incarnés dans cet événement sportif. À cette occasion, il convient de se pencher sur ce qui a fait du football un objet géopolitique et d'envisager les conséquences éventuelles des critiques qu'il subit aujourd'hui. 

www.pixabay.com
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Juliette Podglajen - Le football est le sport le plus regardé au monde. La Coupe du monde de 2022 a par exemple un potentiel audiovisuel de plus de 3 milliards de téléspectateurs, soit plus 30% de la population mondiale. Quels facteurs permettent d'expliquer cette globalisation du football ?

Paul Diestchy - Tout d'abord, c'est une globalisation ancienne. Le football se joue dans certains points du monde depuis la seconde moitié du XIXe siècle. C'est lié à l'impérialisme formel et informel britannique. Dans le cadre de l'impérialisme formel - c'est-à-dire les colonies - le football association était plutôt réservé aux populations indigènes, les natives. C'est par exemple pourquoi le football reste très populaire en Inde, tout comme le cricket. L'impérialisme informel est l'influence économique qu'exerçait le Royaume-Uni à la fin du XIXe siècle. C'est cette influence qui explique la diffusion du football en Amérique latine, notamment en Uruguay et en Argentine, où les Britanniques possédaient des banques et des compagnies de chemins de fer. Il y a cette base, sans compter l'anglophilie, voire anglomanie et la révolution du corps qui est introduite par le football. Ce sport est un bon compromis de « masculinité » à cette époque : c'est un sport considéré comme viril mais pas trop violent, à la différence du rugby. Très vite, des discours se construisent autour des vertus nationales qu'incarne une équipe. Le football joue dans le processus de nation building, notamment dans les pays neufs. C'est le cas en Uruguay ou en Argentine.

D'autres facteurs permettent la diffusion et favorisent la globalisation, comme le processus d'urbanisation et d'industrialisation qui fait du football le sport des classes populaires dans d'autres pays que le Royaume-Uni, comme la France, l'Italie ou l'Allemagne.

Enfin, la globalisation du football est également portée par des institutions. La FIFA est née à Paris en 1904 et crée sa Coupe du Monde dès 1930. Dès l'origine, elle a pour but de développer le football international. Il y a un coup d'accélérateur en 1974 quand le Brésilien João Havelange est élu président de la FIFA et ouvre davantage les phases finales de la Coupe du monde.

Le football avait ainsi des positions acquises. La révolution des moyens de télécommunication à partir de la fin des années 1980 fait de ce sport un produit d'appel intéressant pour les télévisions. Le scénario n'est jamais écrit et le diffuser revient à s'assurer des téléspectateurs et des revenus de publicité.

J.P - Le Qatar a beaucoup investi dans le football, notamment avec l'organisation de la Coupe du monde masculine 2022 mais aussi avec l'achat du Paris Saint-Germain. Quelles sont les motivations de l'émirat et plus largement d'un pays comme le Qatar, pour un tel investissement ?

P.D - Cela a un peu à voir avec le nation building. Il y a une équipe nationale, composée de joueurs souvent naturalisés. Les joueurs de l'équipe nationale portent les couleurs du Qatar et favorisent un patriotisme, notamment dans les affrontements contre l'équipe des Émirats arabes unis. Le processus n'est pas si différent que pour d'autres nations.

Mais il faut également réinscrire l'investissement du Qatar dans l'arrivée des pétromonarchies dans le football. Elles sont arrivées dans les années 1970, décennie où elles commencent à avoir plus de fonds grâce à l'augmentation du cours du pétrole. Elles ont des projets de développement urbain, ainsi que la volonté de peser sur la scène internationale. Le football apparaît alors comme un instrument politique. Le Koweït est un très bon exemple : c'est une des meilleures équipes dans les années 1970, qui participe à la Coupe du monde en 1982, avec un match très célèbre contre la France. Le Koweït s'en sert pour donner une identité à ce petit émirat qui était sous domination britannique et également comme moyen d'influence. C'est notamment la fédération du Koweït qui obtient en 1974 l'exclusion de la fédération israélienne de la Confédération d'Asie de football. Dans les années 1980, l'Arabie saoudite se joint au mouvement, les Émirats arabes unis jouent la Coupe du monde en 1990. Le Qatar arrive un peu après, dans les années 2000. Cela s'ancre dans une stratégie générale d'influence, qui passe par l'islam politique avec le soutien aux Frères musulmans, par les médias avec Al Jazeera et sa forte influence dans le monde, par le gaz et par une politique culturelle. Dans le domaine culturel, le Louvre Abu Dhabi est souvent évoqué, mais il y a aussi à Doha des musées nationaux, comme le National Museum ou le musée d'Art islamique conçu par les architectes Pei et Wilmotte.

Le Qatar mène ainsi une politique affirmée de soft power. Le concept de soft power de Joseph Nye est assez large. Il fait référence à l'influence, c'est-à-dire à la capacité d'amener ses partenaires à penser et agir comme on le souhaite. C'est également lié au hard power. Dans le cas de la France et du Qatar, ce dernier achète des armes à la France, investit dans l'hôtellerie, le PSG. 

Par le football, le Qatar apprend à mieux connaître les élites françaises, noue des liens et peut donc être influent. Cette influence est sans commune mesure avec la taille du pays.

L'apparition du Qatar dans le monde du football est aussi liée aux rivalités régionales. Le fonds souverain des Émirats arabes unis avait racheté Manchester City. Il fallait un club pour le Qatar et le PSG était relativement bon marché par rapport aux clubs anglais. Cela permettait également de resserrer les liens avec le gouvernement français. À la fin des années 2000, malgré la crise de 2008, il y avait l'idée d'une mondialisation plus ou moins heureuse, et c'était le moment d'émergence des pays dits émergents, dont les BRICS[1]. Le Qatar représente aussi l'émergence de ces nouvelles puissances et le football est un moyen d'assumer cette puissance.

J.P - Les dernières Coupes du monde (Qatar 2022, Russie 2018, Brésil 2014, Afrique du Sud 2010) ont eu lieu dans ces nouvelles puissances. En 2015, le scandale « Fifagate » éclate, mettant en cause entre autres la désignation de la Russie et du Qatar comme pays hôtes. Comment interpréter les tensions autour de la désignation du pays hôte ? Cela se retrouve-t-il dans d'autres sports ou événements sportifs comme les Jeux Olympiques (JO) ?

P.D - L'histoire récente des JO a été émaillée par des scandales touchant certains membres du Comité International Olympique (CIO) qui, à la différence de la FIFA, sont cooptés et non des représentants de fédérations. Certains membres du CIO avaient par exemple obtenu des bourses d'études pour leurs familles aux États-Unis au moment des Jeux d'Atlanta.

Le Fifagate est complexe. En 2015, un autre scandale explose sur des faits de corruption dans les matchs de qualification au sein de la Concacaf,[2] notamment avec Jack Warner (Trinité-et-Tobago). Un dirigeant nord-américain avait passé un marché avec le FBI en dénonçant d'autres dirigeants de la Confédération. Cela a été lié à la FIFA, mais ce n'était pas le centre de la FIFA. Pour le moment, ni Sepp Blatter ni Jérôme Valcke, respectivement en 2015 président et secrétaire général de la FIFA, n'ont été condamnés par la justice suisse. L'attribution de la Coupe du monde au Qatar et en Russie n'a pas été remise en cause dans un procès. Ce qui a été reproché en Suisse, notamment à Michel Platini, est d'avoir touché de l'argent pour du consulting, sans contrat écrit, au début des années 2000 et non d'avoir voté pour le Qatar[3].

Ce scandale a été interprété de différentes manières. Certains y ont vu une organisation complètement corrompue. Beaucoup d'argent circule car, entre 1998 et 2002, les droits télévisuels de la Coupe du monde ont été multipliés par 10, ce qui rapporte aujourd'hui 3 à 4 milliards d'euros. Certains y ont vu la main des États-Unis, concurrent du Qatar, voulant faire pression sur la FIFA. En 2026, la Coupe du monde sera organisée aux États-Unis, au Canada et au Mexique. Il y a un jeu d'influence. Le Qatar n'a pas fait mystère d'utiliser des ambassadeurs, comme Zinedine Zidane, David Beckham et Pep Guardiola, qui ont touché des sommes afin de soutenir la candidature qatari. L'ancien président João Havelange n'était pas innocent, il avait démissionné du CIO en 2011 suite à la création d'un comité d'éthique chargé d'enquêter sur des soupçons de corruption. Mais, là où les enquêtes ont abouti, les questions de corruption concernaient majoritairement l'attribution des chaînes de télévision pour les matchs de qualification dans la zone Concacaf, et non pour la Coupe du monde elle-même. Il faut donc rester prudent dans les interprétations.

J.P - Autrefois considéré comme un outil sûr de soft power et une preuve de la mondialisation culturelle, le football est désormais pointé du doigt dans le contexte du changement climatique. La construction de stades pour les Coupes du monde et l'impact carbone lié à la mobilité géographique des joueurs et des supporters sont par exemple dénoncés. À cela s'ajoute l'enjeu des droits de l'homme. La FIFA dans ce cadre est restée sur sa position et a défendu le choix du Qatar comme organisateur. Quelles sont les voies possibles d'adaptation pour la FIFA et l'organisation des Coupes du monde ?

P.D - Cela pose d'abord la question générale du sport international. Avec qui faire des rencontres sportives ? Si la réponse est seulement avec des pays garants des droits de l'homme, peu de pays resteraient. La FIFA est une organisation qui représente le monde entier et donc des cultures différentes. La démocratie n'est pas forcément le régime que veut une grande partie de l'humanité, surtout dans le contexte du mouvement anti-occidental. Cette question du sport international est complexe. Soit on considère que le sport est lié à une conception des droits de l'homme et cela implique une réduction de son aspect international, soit on joue avec tout le monde mais cela implique quelques concessions.

La FIFA a quand même des valeurs. Entre 1921 et 1954, il y a eu un président français, Jules Rimet. À la fin de sa vie, il a écrit un opuscule intitulé Le football et le rapprochement des peuples. Il y met en avant l'idée très olympienne d'un sport qui permet de gommer les rivalités internationales, au travers d'une catharsis. Dans le match de football, les équipes s'affrontent mais s'ensuit un accord sur la passion commune pour le sport. Cette idée est bien représentée lors des Coupes du monde. J'ai eu la chance d'aller en Russie en 2018 à Ekaterinbourg pour le match France-Pérou. Il était intéressant de voir les supporters du monde entier déambuler civilement dans les rues. Même si on prend en compte que les hooligans russes avaient été expulsés, il demeure un aspect d'universalisme, une idée de paix. Le stade est un lieu d'affrontement et de rencontre.

À partir des années 1960, quand les fédérations africaines entrent à la FIFA, la question du racisme intervient. La FIFA intègre dans ses statuts un article concernant l'exclusion d'une fédération : la discrimination religieuse, raciale et aujourd'hui de genre, est un motif d'exclusion. Le racisme dans les stades est souvent mis en avant mais, au niveau de la FIFA, la position est très claire. En 1976, elle exclut la fédération sud-africaine. C'est une pierre angulaire. La politique de João Havelange a été aussi d'ouvrir davantage aux pays africains et asiatiques.

La FIFA, en raison de son influence et du succès de la Coupe du monde, a commencé à se penser comme un acteur des relations internationales. En 2002, la Coupe du monde a été attribuée conjointement au Japon et à la Corée du Sud pour tenter de rapprocher ces anciens ennemis et faire oublier la colonisation japonaise. Cela n'a pas fonctionné, mais cette idée était présente.

Par rapport au Qatar, il y a une discordance des temps. En 2010, la Coupe du monde a été attribuée au Qatar, mais au-delà c'était au Moyen-Orient, dans le but d'encourager la pratique du football en dehors de l'Amérique latine et de l'Europe. Cette nomination s'inscrit dans une dynamique, après la Coupe du monde au Japon et en Corée du Sud de 2002 et celle de 2010 en Afrique du Sud. La Coupe du monde aurait pu être donnée à plusieurs pays du Moyen-Orient, mais c'était difficile à faire au regard des blocus exercés par les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite sur le Qatar.

Aujourd'hui, nous sommes entrés dans une nouvelle phase avec les mesures prises vis-à-vis de la Russie. La Russie redistribue un peu les cartes car, sous l'influence de l'UEFA et des fédérations européennes, la fédération russe a été suspendue. On sort du cadre de l'exclusion pour discrimination. Un choix politique est fait et il n'est pas forcément évident. Certains pays de la FIFA soutiennent la Russie ou ne souhaitent pas prendre parti. La grande question est de savoir s'il va y avoir un tournant au sein de la FIFA, si elle va adopter une acception plus large des droits de l'homme. Cela pourrait être le cas car la FIFA repose sous une forme de démocratie : le président est élu par une assemblée générale avec les représentants des membres. Il sera intéressant de voir quels pays vont être choisis pour accueillir la Coupe du monde dans le futur. Il y a une évolution et la question du Qatar se pose au travers.

En 2010, les questions environnementales existaient mais elles n'avaient pas la prégnance d'aujourd'hui. La scène internationale était surtout occupée par la crise économique et par l'émergence des BRICS qui semblaient être des puissances d'avenir. Il faut se remettre dans cette perspective. 

Par ailleurs, une fois que la Coupe du monde est attribuée, il n'est pas possible pour la FIFA de retirer l'organisation d'une telle compétition alors qu'elle nécessite de grands investissements. Je suis allé à Doha en 2012-2014 et c'était un vaste chantier. Cela remettrait également en cause la parole de la FIFA. Lorsque le Qatar a été désigné, les critiques portaient en partie sur la construction des stades mais la grande question était de savoir s'il fallait ou non réserver la Coupe du monde aux pays de football. La deuxième interrogation était sur le calendrier, puisqu'il fallait l'organiser en novembre-décembre à cause de la chaleur des mois d'été. Ce qui a finalement emporté l'adhésion est que la compétition allait se terminer avant les fameux matchs anglais du Boxing Day (26 décembre) du championnat anglais et que la première League ne serait pas gênée. Il faut replacer la désignation du Qatar dans le processus de décision et la temporalité et ne pas juger la Coupe du monde 2022 à l'aune de nos préoccupations d'aujourd'hui.

J.P - Le mouvement de boycott de la Coupe du monde au Qatar constitue pour certains un tournant dans l'histoire du sport. Quel regard porter sur ce boycott ?

P.D - Il y a toujours eu des mouvements de boycott en Occident, pour la Coupe du monde 1978 avec des mouvements d'extrême gauche, pour les Jeux de Moscou en 1980, pour ceux de Pékin en 2008. C'est fréquent avant chaque grande compétition internationale, il y a une remise en cause et des débats. Mais c'est assez minoritaire. Ce sont des groupes activistes ou des ONG internationales importantes comme Amnesty International. Ce n'est pas forcément le public du football, même si des joueurs comme Cantona disent qu'ils ne regarderont pas la Coupe du monde. Il est clair qu'il n'y a pas un enthousiasme particulier pour la compétition, aussi parce qu'elle a lieu en novembre-décembre. Il me semble que les boycotts n'ont pas une très grande influence sur la société.

D'autant qu'il y a toujours deux poids, deux mesures avec le football. Il y a un certain mépris pour ce jeu populaire de la part d'une partie des élites intellectuelles. Est-ce qu'il y a eu des interrogations sur le traitement des ouvriers pour la construction du musée d'Art islamique ou le Louvre Abu Dhabi ? Ces pays ont investi dans d'autres sports. Il y a la Formule 1 avec le Grand Prix du Qatar et le Grand Prix du Bahreïn, des tournois de tennis, des courses cyclistes. Y a-t-il des voix qui s'élèvent contre ces compétitions qui ont lieu tous les ans ? À Doha, j'avais visité le Villaggio, un centre commercial reproduisant Venise. Toutes les marques françaises, petites et grandes, y sont présentes. Il n'y a pas de protestations contre cet aspect. 

Le football n'a rien d'un sport exemplaire, il représente la société telle qu'elle est. Mais il est trop souvent le bouc émissaire alors que la politique internationale est du réalisme, avec de des ventes de gaz, d'armes, de produits de luxe, de conseils en sécurité.

De plus, au-delà de ce qui peut être dit d'une société féodale comme celle du Qatar, il y a une sorte d'impérialisme occidental à vouloir porter jugement et boycotter. Ces campagnes ont néanmoins un point positif : elles mettent sur le devant de la scène des questions importantes comme les conditions de vie des travailleurs. Aller à Doha est une expérience, où on observe directement les inégalités sociales fortes qui divisent la société. La Coupe du monde a permis d'éclairer ces inégalités, qui seraient restées dans l'ombre pour le grand public.


[1] BRICS est un acronyme utilisé pour désigner un groupe de cinq pays : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud. Les initiales correspondent aux noms des pays en anglais.

[2] La Concacaf est la Confédération de football d'Amérique du Nord, d'Amérique centrale et des Caraïbes.

[3] Michel Platini, qui était président de l'UEFA au moment du scandale, et Sepp Blatter ont été acquittés en juillet 2022 par les tribunaux suisses.