Quand l’Intelligence économique décrypte les enjeux économiques du football européen
Samy Frifra, responsable de la commission Intelligence & Diplomatie économiques de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée s'est entretenu avec Pierre Maes, consultant dans le secteur des droits TV sportifs. Il assiste au niveau international les vendeurs et les acheteurs de ces droits. Son dernier ouvrage, paru en mars 2019 aux éditions FYP, s'intitule « Le business des droits TV du foot. Enquête sur une bulle explosive ».
Comment citer cet entretien :
Pierre Maes « Quand l'Intelligence économique décrypte les enjeux économiques du football européen », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Janvier 2021. URL : cliquer ici
Depuis mars 2020, le football européen connaît de profondes difficultés économiques. L'absence de recettes provenant de la billetterie pèse considérablement sur les résultats financiers des clubs européens. De plus, les clubs français rencontrent des difficultés supplémentaires avec l'absence de recettes liées aux droits TV depuis l'échec de Mediapro. Le modèle économique des clubs français, à l'exception du PSG et dans une moindre mesure de Lyon, est extrêmement dépendant des droits TV (75% des revenus pour Monaco et 63,5% des revenus pour Saint-Etienne en 2017-2018). Le risque de dépôt de bilan est une réalité pour de nombreux clubs de Ligue 1.
Face à de telles problématiques économiques, les grands clubs européens ont décidé de réagir en élaborant une compétition « super premium » appelée également « Super Ligue Européenne » et réunissant les plus grands clubs européens. L'objectif est d'assurer à court et moyen terme des revenus substantiels. La crise sanitaire n'a fait qu'accélérer ce projet qui, avec la baisse généralisée des droits TV en Europe, était de plus en plus inéluctable.
Samy Frifra - Dans un secteur des droits TV sportifs valorisé à environ 50 milliards de dollars, la branche football semble marquer le pas comme en témoigne la déflation du montant des droits de la Premier League, de la Bundesliga et dernièrement de la faillite Mediapro avec les droits de la Ligue 1. La croissance des droits TV domestiques dans le football n'est-elle pas arrivée à son terme ?
Pierre Maes - La croissance de manière générale dans le football est arrivée à son terme et ce n'est pas nouveau. Mon livre est sorti en mars 2019 et on percevait déjà les premiers signes d'un plafonnement. Entre mars 2019 et le 8 octobre 2020, on est passé du plafonnement à la correction. Enfin depuis cette date, je pense qu'on se dirige tout droit vers une dégringolade qui pourrait ressembler à une explosion.
Cela ne concerne pas uniquement les droits domestiques mais aussi les droits internationaux des grandes ligues européennes qui sont également touchées de plein fouet.
SF - Après la télévision gratuire (TF1), la télévision à péage (Canal+, TPS, BeIn Sport, Eurosport) et les télécoms (orange, SFR), les GAFA ne seront-ils pas les acteurs de demain sur les marchés des droits TV sportifs ?
PM - Aujourd'hui force est de constater que les GAFA n'ont pas réalisé les fantasmes des ligues et des clubs. Cela aurait été formidable pour ces derniers de les voir débarquer comme on a vu précédemment arriver des acteurs de plus en plus riches. Amazon prévisionne 450 milliards de dollars de chiffre d'affaires pour 2021. En comparaison, le plus gros telco en Europe doit faire autour de 70-80 milliards d'euros.
Avec l'arrivée des GAFA on aurait pu imaginer une nouvelle inflation extraordinaire avec des augmentations telles que le doublement des droits. Je suis prudent avec les GAFA car ils communiquent assez peu sur leurs stratégies de manière générale. Je me base sur ce qu'il s'est passé, évitant de faire des prévisions ou ne les faisant que sur la base de ce que j'ai vu dans le passé.
Il est important de faire une distinction entre tous ces GAFA car ils ne forment pas un bloc homogène. Netflix et Apple, qui sont axés sur le contenu exclusif, semblent complètement désintéressés par le sport. Je pense qu'ils considèrent que c'est un secteur trop risqué et qu'être locataire de droits pendant trois ans puis se faire chasser ne les intéresse pas. Ils privilégient des budgets pour des séries dont ils sont propriétaires du début jusqu'à la fin du cycle de vie de la série.
Facebook, Twitter et le groupe Alphabet font des partenariats mais avec des investissements peu significatifs. Enfin, pour Amazon, les choses sont différentes puisqu'elle a fait l'acquisition de droits sportifs plus conséquents.
SF - Amazon semble être le plus actif des GAFA avec l'acquisition des night-sessions de Roland-Garros 2021 et plus récemment en s'offrant la meilleure affiche de « Champions League » du mercredi en Italie sur la période 2021-2024. Dans le but de conserver une certaine rentabilité et d'acquérir encore plus de visibilité, ces acquisitions classifiées comme « super premium » ne sont-elles pas les seuls produits sportifs qui intéressent les géants du numérique ?
PM - Amazon dispose de la co-diffusion avec la FOX du « Thursday Night » pour le championnat NFL. Mais le montant versé pour une telle diffusion est minime (50 millions de dollars lors du premier accord en 2017) comparé à ce que la NFL touche au global (7 milliards de dollars) et ce qu'est Amazon.
En Europe, on a vu les premières incursions dans le tennis en Angleterre. Par la suite on a vu quelque chose de plus cohérent sur les trois marchés (Angleterre, Allemagne et Italie) pour lesquels il est le plus actif. Il y a réalisé des achats extrêmement sélectifs de droits premiums très ciblés mais très raisonnables financièrement. Ici, nous ne sommes pas dans une stratégie à la BT (British Telecom) ou à la Altice qui ont fait flamber les prix.
Concernant les night-sessions de Roland-Garros, Amazon ne possède que le deuxième choix, le premier revenant à France Télévision. Ce produit n'a rien de premium. En effet il s'agit d'un sport avec un public plus petit que le football et cela reste donc une niche.
En ce qui concerne la propriété des deux journées de Premier League et les matchs de Champions League, les choses sont différentes. Il faut savoir qu'Amazon n'a pas la stratégie d'un diffuseur tel que Canal+ ou Sky qui achètent des droits pour les revendre à leurs abonnés.
Amazon souhaite améliorer la pénétration de leur produit « Prime ». Amazon souhaite que le consommateur venant par le foot découvre ce qu'est l'univers « Prime » en estimant que trop peu de personnes connaissent cet univers. Il s'agit donc d'un appât pour attirer les gens dans cet univers (Prime Vidéo, Prime Music, Prime Livraison).
De plus, pour renforcer ce constat, les deux journées de Premier League qu'ils détiennent se déroulent en décembre. Ceci est voulu puisque c'est la période durant laquelle le site enregistre ses plus importantes influences avec les fêtes de fin d'année.
SF - Les avancées technologiques et numériques réalisées au cours de la dernière décennie ont révolutionné la manière dont est consommé le cinéma, la musique mais aussi le sport. De ces offres OTT (over the top), Netflix est l'un des acteurs les plus connus. Ce type de modèle adapté au sport a fait son apparition en 2016 dans certains pays européens et au Japon sous le nom de DAZN (prononcé « Da Zone ») appelé aussi le « Netflix du sport ». Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ce type de plateforme ?
PM - Il y a eu une évolution en ce qui concerne DAZN et les autres plus petites offres OTT sportives. Ces plateformes en ont pris plein la tête en 2020. En effet, à partir de mars 2020 il n'y avait plus de sport à la TV et donc les gens se sont désabonnés.
DAZN est le plus important et dans un esprit de bonne communication il se positionne lui-même comme le Netflix du sport alors qu'il n'en réunit pas les caractéristiques, à commencer par le fait de pouvoir être considéré comme un 'one-stop-shopping' par les abonnés, comme a pu l'être Netflix jusqu'il y a pas si longtemps. DAZN était déjà à la recherche de cash avant la pandémie parce que le nombre d'abonnés était insuffisant. Actuellement, je pense que DAZN cherche un repreneur. C'est pourquoi ils ont lancé un service de combat de boxe dans 200 pays pour ainsi pouvoir affirmer que leur service est mondial et ainsi se faire plus beau. Mais la question à se poser est la suivante : Qui va s'abonner même 3€ par mois pour voir des combats de boxe non connus à l'avance ? La vente du produit "boxe" a toujours été un casse-tête en dehors des États-Unis (et dans une moindre mesure de l'Angleterre) où la grandeur du marché peut permettre de l'exploiter en « Pay-per-View ».
De manière générale, je suis assez sceptique sur ces services OTT qui ne sont finalement que de la télévision à péage au même titre que Canal+ ou Sky.
Il y a simplement le vecteur de transmission qui est différent. Tous les acteurs de ce type de plateformes, à commencer par Netflix, se rendent compte que l'OTT est très bien mais que la distribution par les opérateurs est plus efficace pour améliorer la pénétration de leur produit. Aujourd'hui, un service comme Netflix a plus de 60% de ses clients qui lui viennent des opérateurs.
SF - L'accélération de la baisse des droits TV relatifs aux championnats européens, une appétence des diffuseurs pour les contenus dit « super premium » et une crise sanitaire qui réduit considérablement les recettes des clubs de football ; n'avons-nous pas, selon vous, tous les éléments justifiant la création d'une « Super Ligue Européenne » dont l'arrivée semble inéluctable suite aux déclarations récentes de Josep Bartomeu (ex-Président du FC Barcelone) et Florentino Pérez (Président du Real Madrid) ? De plus, quelles seraient les conséquences d'un tel projet sur la diffusion des championnats domestiques ?
PM - Une compression des revenus entraînera une baisse de la solidarité entre les clubs. On vient de le voir en France avec le scandale Mediapro. Jean-Michel Aulas (président de l'Olympique Lyonnais) estime qu'avec moins d'argent il faut revoir la distribution entre les clubs au bénéfice des plus grands. Plus on a d'argent et plus on donne aux petits clubs. Les grands clubs vont devenir agressifs sur la distribution, comme l'a montré aussi le projet "Big Picture" en Angleterre.
L'organisation d'un championnat national, c'est de la solidarité. Si je suis Lyon et que je peux jouer avec le Real Madrid ou Manchester United mais que j'accepte de jouer avec Amiens et Dijon, c'est une forme de solidarité.
Je pense que si les revenus des ligues domestiques baissent, nous allons avoir une pression agressive des grands clubs sur la distribution qui pourrait, faute de trouver des accords, accélérer la décision de rejoindre une Super Ligue.
Pour cette dernière, il y a deux modèles : le premier dans lequel on la fait coexister avec le championnat domestique, ce qui est d'une certaine façon le format actuel mais avec plus de matches européens. Le second serait un modèle de rupture, où les grands clubs ne joueraient plus de compétition nationale.
Aujourd'hui, on parle beaucoup du concept de « Super Ligue européenne » comme la création d'une nouvelle compétition, mais on peut estimer que dans les faits elle existe déjà, sous la forme de la Ligue des Champions, aujourd'hui organisée par l'UEFA.
Aller plus loin vers une Super Ligue est inéluctable. L'inconnue aujourd'hui, c'est l'identité des organisateurs et des bailleurs de fonds. Pour l'organisation que ce soit l'UEFA, la FIFA ou les clubs eux-mêmes cela n'a pas beaucoup d'importance. Le plus important est de connaître l'identité de ceux qui vont mettre de l'argent. Il ne s'agira sans doute pas de diffuseurs car les montants à investir sont trop élevés. Aujourd'hui, le marché est mûr pour voir arriver des fonds de private equity, plus particulièrement américains. Ils disposent de fonds conséquents et ils sont également très attirés par le football. Si on leur propose d'investir dans une compétition « super premium » qui ressemblerait à une compétition à l'américaine, les fonds de private equity seront enthousiastes et se livreront une féroce bataille pour en être.
SF - Alors que le format de cette compétition au contenu « super-premium » n'est pas encore défini, la FIFA et l'UEFA se livrent une guerre d'influence afin de remporter la mise finale. Selon Sky Sports, la banque américaine JP Morgan serait disposée à faire un chèque de 6 milliards de dollars pour acquérir le projet soutenu par la FIFA. Comment voyez-vous évoluer cet affrontement entre les deux instances ? En cas de défaite de l'UEFA, celle-ci aurait-elle intérêt à maintenir son produit « super-premium » qui est la Champions League ?
PM - Avec cette question, on parle de l'après 2024. Pour l'identité de l'organisateur de la compétition, mon pronostic dans l'ordre serait le suivant : en première position l'UEFA, en deuxième position les clubs et enfin en troisième position la FIFA.
L'UEFA a déjà fait, sous la pression exercée par les clubs, des concessions importantes, notamment dans la redistribution des recettes, et est sans doute prête à en faire d'autres pour conserver la compétition. D'autre part, il est unanimement admis que l'UEFA et TEAM, son agence, ont réalisé un excellent travail avec la Champions League. Depuis 1992, date de sa création, il n'y a pas eu une fausse note et le produit est fantastique.
L'intérêt de la FIFA est compréhensible, car la FIFA souhaite diversifier et augmenter ses recettes qui sont aujourd'hui limitées à la Coupe du Monde. Mais je ne leur donne pas une chance.
Le portefeuille de compétitions dont l'UEFA dispose est beaucoup plus riche avec l'Euro, les matchs de qualification pour l'Euro et la Coupe du Monde et les compétitions de clubs.
L'intérêt des médias et de l'opinion publique va essentiellement vers le format de la Ligue des Champions ou de la Super Ligue, mais le point le plus important est l'argent.
Si l'UEFA fait comme la ligue italienne et fait entrer un fonds de private equity qui garantit un minimum de droits TV, alors c'est ce dernier qui décidera du format de la compétition.
L'UEFA et TEAM ont jusqu'ici réalisé un excellent travail en vendant les droits 2021-2024. Cependant, personne ne s'attend à ce que les recettes soient plus élevées que pour la période 2018-2021. Au contraire, on anticipe un plafonnement ou même une légère décroissance. On s'aperçoit donc que l'on a tiré le maximum des broadcasters du monde entier et de la concurrence qu'ils se livrent entre eux dans chacun de leur marché respectif.
SF - Suite à la validation par le tribunal de commerce de Nanterre, le 22 décembre 2020, de l'accord entre la LFP et Mediapro, quelle analyse portez-vous sur l'échec du groupe Sino-Hispanique en France ? Cet échec n'est-il pas également le symbole d'un manque d'intelligence économique lors de l'appel d'offres réalisé par la LFP en mai 2018 ?
PM - Vous parlez d'intelligence économique et effectivement il y a eu une grande méconnaissance de l'acteur Mediapro et une grave naïveté qui s'en est suivie.
Ceci est sans doute en effet le témoin d'une intelligence économique défaillante. Jaume Roures (patron de Mediapro) n'est pas Murdoch, il n'est pas un créateur de chaînes. Mediapro est une agence et son objectif était de revendre les droits, non pas de créer une chaîne. Mais Roures et Mediapro ont été considérés et traités par la LFP comme des industriels et non comme des aventuriers. Pourtant, qu'ils se soient conduits comme des pirates n'est une surprise pour personne dans le milieu du business international des droits tv du sport..
Il est vrai que cela paraissait difficile de revendre mais dans un marché encore haussier (et à fortiori en France où il y avait une concurrence jamais vue en Europe entre trois opérateurs (Canal+, BeIn Sport, Altice/SFR/RMC Sport)), Mediapro a imaginé pouvoir trouver en deux ans (à partir de mai 2018) un acteur capable de mettre plus de 820 millions d'euros par saison. C'est la manière d'opérer des agences: j'achète cher et je cherche quelqu'un qui me les rachètera plus cher. C'est souvent un risque très élevé. MP&Silva qui est tombé en faillite en 2018 fonctionnait de cette manière.
Mediapro a misé et a perdu. Mais son risque n'était pas si énorme puisqu'on ne leur a même pas demandé de payer à la signature. Pendant deux ans, ils avaient le loisir de faire leur travail, c'est-à-dire stimuler la concurrence et jouer l'intox mais cela n'a pas fonctionné.
En résumé, tout était réuni pour qu'ils réussissent leur coup et même dans un certain confort : grande concurrence entre les opérateurs, un délai de plus de deux ans pour trouver un acheteur et pas de mise de départ. Je pense que le Canal de Pierre Lescure aurait peut-être fait un deal avec Mediapro mais pour le Canal de Vincent Bolloré il n'en était pas question.
Maintenant, la LFP s'est sortie des griffes de Jaume Roures pour tomber dans celles de Vincent Bolloré. Et on peut se demander si elle y gagne au change.
SF - Selon le journal l'Équipe, Canal+ est prêt à offrir à la Ligue de Football Professionnelle 590 millions d'euros auxquels pourraient s'ajouter 100 millions d'euros de bonus (en fonction de l'évolution du nombre d'abonnés). Jean-Pierre Caillot (président du Stade de Reims), de son côté, estime que le championnat doit être valorisé au moins à 800 millions d'euros. Pensez-vous aujourd'hui qu'un acteur du secteur des droits TV soit prêt à proposer un tel montant pour acquérir la diffusion du championnat français ?
PM - Il y a des clubs qui vont mourir. Dans une très bonne interview (le 23 décembre 2020) accordée au journal l'Équipe, Jean-Marc Mickeler, président de la DNCG, indique que si tous les clubs arrivent à passer le cap de cette saison, le danger restera aussi grand la saison prochaine.
Quand Jean-Pierre Caillot s'exprime, il ne regarde que son budget et pense peut-être qu'avec 800 millions d'euros cela pourrait être suffisant. Sauf miracle venant de l'étranger, c'est Canal+, via Vincent Bolloré, qui décidera du prix. Si cette offre de 590 millions d'euros est confirmée, ce montant pourra déjà être considéré comme intéressant par la LFP. Canal+ corrigera le marché car ce dernier s'est enflammé. Il s'agit de la première étape pour Canal. Derrière il y aura aussi la correction de la Premier League, des autres championnats étrangers (via beIN Sports), et la Ligue des Champions.
En effet pour Canal, il est temps, après une remontada qui a coûté un pont, de faire des économies. Il faut voir la Ligue 1 comme la première phase du plan d'économie de Vincent Bolloré. Actuellement, le rapport de forces le lui permet.