Quel rôle pour les experts dans les négociations climatiques internationales ?
Entretien réalisé par Gabriel Lagrange, responsable du département Géopolitique du changement climatique de l'Institut d'études de géopolitique appliquée, avec Kari de Pryck, maître-assistante à l'Institut des sciences de l'environnement de l'Université de Genève, spécialiste du GIEC.
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Kari de Pryck, Quel rôle pour les experts dans les négociations climatiques internationales ? (entretien avec Gabriel Lagrange), Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 7 mai 2024.
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Depuis sa création en 1988, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) est devenu un acteur central de la scène climatique internationale. Ses rapports ont participé à la mise en alerte sur la situation climatique et sont attendus tant par la société civile que par les décideurs politiques. Ce lien entre science et politique est double. Si la science peut être considérée comme une base technique pour les négociations politiques, ces dernières influencent également la science. Un paradoxe émerge toutefois entre la médiatisation croissante des experts scientifiques, illustrée par l'exemple du GIEC, laissant penser à un poids politique plus important, et un processus politique qui ne s'aligne pas avec les indications. Ce décalage implique dès lors d'interroger le rôle des scientifiques au cours des COP ainsi que les moyens dont ils disposent pour répondre aux enjeux climatiques.
Gabriel Lagrange - En tant qu'organe scientifique international, le GIEC est composé de plusieurs membres dont les responsabilités sont partagées entre les différents sujets climatiques internationaux. Pourriez-vous expliquer le processus de sélection des membres ?
Kari de Pryck - Il y a plusieurs types de membres, à l'instar des employés du secrétariat, sélectionnés par le système onusien, notamment l'Organisation météorologique mondiale (OMM) et le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE). Son également membres les États, officiellement au nombre de 195 mais en pratique, une centaine participe régulièrement aux réunions et environ 40 sont très actifs.
Le GIEC est aussi composé de différents types d'auteurs (des chercheurs mais aussi des praticiens). Au sommet, il y a les membres du Bureau, qui ont souvent des profils hybrides entre scientifiques de renoms, bureaucrates ou diplomates. Ce sont des professionnels de l'international qui sont élus par les États au début d'un cycle pouvant aller de six à sept ans. Ils sont répartis selon un équilibre géographique, de genre, d'expérience et d'expertise. Ce groupe d'environ 30 membres est censé représenter les intérêts à la fois politiques et scientifiques des États. Il existe de véritables enjeux politiques et c'est pour cela que l'on a pu voir des formes de campagnes pour élire le président, comme en 2023. Le Bureau est constitué du président et des vice-présidents du GIEC, mais aussi des co-présidents et vice-présidents des groupes de travail qui vont chapeauter le travail des groupes. Chaque groupe de travail va sélectionner environ 300 à 400 auteurs sur des milliers de candidatures proposées par les États et les organisations observatrices, en fonction des critères déjà évoqués, et former des « équipes de chapitres » de 15 à 20 auteurs. Ces groupes sont ensuite partagés entre différents types d'auteurs : les auteurs coordinateurs principaux (en charge de l'encadrement du processus d'écriture), les auteurs principaux (qui contribuent à la rédaction de certaines sections), ainsi que les auteurs contributeurs (non sélectionnés par le GIEC mais intervenant sur certaines questions spécifiques) ou encore les éditeurs-réviseurs (non-impliqués dans le processus de rédaction mais s'assurant que les auteurs répondent aux commentaires des experts externes). Finalement, un dernier rôle concerne les chapter scientists, souvent des jeunes chercheurs, qui aident notamment d'un point de vue éditorial, par exemple en vérifiant les références et la bibliographie. Il y a donc différents rôles et responsabilités entre les auteurs. Ce sont généralement les membres du Bureau, les auteurs coordinateurs principaux et parfois les auteurs principaux qui vont négocier les résumés à l'intention des décideurs avec les gouvernements.
G.L - Les sujets traités par les rapports du GIEC sont variés, allant des causes aux conséquences du réchauffement climatique. Comment ses rapports sont-ils construits ?
K.D.P - Les sujets traités varient selon le groupe de travail, puisqu'il y en a trois : le premier sur les aspects physiques du changement climatique, le deuxième sur les conséquences du changement climatique sur les systèmes humains et naturels, la vulnérabilité et les possibilités d'adaptation et le troisième sur l'atténuation. Ils n'ont pas trop changé depuis les années 2000 et les rapports sont actualisés régulièrement. Il existe aussi des rapports spéciaux, par exemple sur les conséquences d'un réchauffement planétaire de 1,5 °C (SR15) publié en 2018 ou sur l'océan et la cryosphère en 2019 (SROCC). Ces rapports découlent de débats entre les États membres pour s'accorder sur leurs thématiques comme c'était le cas pour le rapport spécial sur le piégeage et stockage du dioxyde de carbone (SRCCS) en 2005, ou encore celui sur les conséquences d'un réchauffement planétaire de 1,5 °C, qui était une demande de la COP21. Les thèmes généraux des groupes de travail peuvent évoluer lors des réunions de cadrage selon l'évolution des connaissances scientifiques ou les intérêts de recherche des membres du Bureau, mais restent relativement stables.
G.L - Malgré un consensus scientifique et politique sur la gravité du changement climatique, les États développent différentes interprétations sur les mesures à prendre selon les intérêts nationaux. Or les scientifiques sont désignés par les États dont ils sont originaires. Comment assurer qu'un expert maintienne sa neutralité par rapport à son pays d'origine dans son positionnement au GIEC ?
K.D.P - Il existe des inégalités et asymétries en termes de ressources que les États vont allouer au GIEC, pour son fonctionnement ou pour la nomination des auteurs. Ces différences sont dues aux capacités et aux intérêts. Les pays du Nord portent une attention particulière à ce que leurs scientifiques soient sélectionnés car ils investissent beaucoup dans les sciences du climat. C'est également de plus en plus le cas pour les pays émergents. Aussi, des pays nomment un ou deux auteurs mais n'ont pas les ressources pour être plus impliqués. Au-delà de la capacité, les auteurs du « Nord » sont assez libres pour coordonner leurs travaux. C'est moins le cas des auteurs Chinois ou Saoudiens qui entretiennent parfois des liens étroits avec leur gouvernement. Il est même possible que certains États sélectionnent les chercheurs qui correspondent à leurs intérêts. Indépendamment de cela, la socialisation des chercheurs (et le système de financement de la recherche) implique que les auteurs ne sont jamais entièrement neutres. Les auteurs du « Nord » vont mettre l'accent sur des enjeux qui intéressent les États occidentaux, par exemple les questions d'agroécologie ou les solutions fondées sur la nature. Les auteurs du « Sud » vont quant à eux souligner l'importance de l'équité et des moyens de mise en œuvre.
G.L - Si la position des États peut influencer le choix des auteurs, est-il déjà arrivé qu'ils s'opposent aux conclusions de certains rapports ?
K.D.P - Bien que je n'y fusse pas, il semblerait que cela ait été le cas du rapport sur les conséquences d'un réchauffement planétaire de 1,5 °C. Le rapport fait suite à la mise à l'agenda du seuil de réchauffement de 1.5°C par les États insulaires lors de la COP21 de Paris, qui avait ensuite été intégré à l'accord. Une fois le résumé rédigé, l'Arabie saoudite, les États-Unis et l'Égypte ont ensuite bloqué et ralenti les négociations. Ce sont ces mêmes États qui ont essayé d'affaiblir le langage à la COP24 à Katowice, pour limiter la place du GIEC dans des COP en exigeant de seulement « prendre note » et non pas « d'accueillir » ce rapport.
G.L - Si les décisions lors des COP sont le résultat des négociations inter-étatiques, l'élargissement des participants entraîne une confusion sur le rôle de chaque acteur lors des COP. Comment les scientifiques participent-ils aux COP ?
K.D.P - Les scientifiques vont aux COP pour plusieurs raisons. D'abord pour développer un réseau, rencontrer leurs collègues et participer aux nombreux évènements qui y sont organisés (ce qu'on appelle les « side events »). Les scientifiques peuvent aussi être membres d'une délégation en tant qu'experts puisque les négociations sont très complexes et techniques. Ces dernières années, la science a pris beaucoup d'importance au sein de deux interfaces : le « dialogue structuré entre experts » (SED) et le bilan mondial (BM). Ces initiatives sont des interfaces qui permettent au gouvernement de débattre des rapports du GIEC et d'essayer d'en tirer des leçons pour les négociations. Le premier SED a notamment permis de porter l'attention sur le réchauffement de 1.5°C. Le deuxième SED a eu moins d'efficacité, notamment parce que les délibérations ont été noyées par les débats au sein du BM. Fait important à noter, les co-facilitateurs du BM étaient deux connaisseurs du GIEC, l'un américain, également chef de délégation des États-Unis, et l'autre sud-africain, auteur coordinateur principal du groupe III. Cela montre la place de médiateur que le GIEC occupe dans les COP. À la lecture du BM, on s'aperçoit que plusieurs paragraphes mentionnant des conclusions du GIEC, ce qui montre que l'organisation peut influencer les décisions politiques.
G.L - En accompagnant les décisions politiques, les scientifiques jouent un rôle informel dans les négociations et les résultats politiques. Quels sont les moyens d'actions les plus efficaces dont disposent les scientifiques pour peser dans les débats ?
K.D.P - Les experts viennent informer les débats et les documents des COP mentionnent de nombreux concepts issus du GIEC, tels que la « mal-adaptation » ou le « resilient climate development ». C'est aussi en raison de sa capacité d'influence et de légitimation des concepts et cadrages qu'il existe des tensions au sein du GIEC, comme cela s'est vu lors du sixième cycle d'évaluation autour de la mention du concept de « transition juste ». Généralement, les scientifiques qui accompagnent la délégation de leur pays ne négocient pas. Ils vont plutôt les accompagner et conseiller pour indiquer si des conclusions ou propositions sont fondées sur la science. Ils gardent la possibilité de proposer quelques changements, comme la création de langage basé sur les rapports du GIEC pour qu'ils soient mentionnés dans les décisions. Ce n'est pas pour autant que les gouvernements vont agir dessus. On voit même des délégations, comme l'Arabie saoudite, qui utilisent les rapports du GIEC pour réfuter l'urgence de la crise climatique, ou le besoin de sortir des énergies fossiles.
En termes d'efficacité de discours, je pense qu'il faut des scientifiques critiques qui soient détachés du processus et qui vont utiliser des techniques de naming et shaming, à l'instar des activistes. Le risque est de donner l'impression que les États n'agissent pas. Ceux qui travaillent plus étroitement avec les décideurs vont avoir un ton beaucoup plus conciliant et consensuel. Si les auteurs du GIEC qui négocient les résumés à l'intention des décideurs ne sont pas ouverts au compromis, ils vont avoir beaucoup de mal à suivre les travaux. Il existe souvent deux types de stratégies : ceux qui refusent de faire des compromis et ceux qui acceptent de reformuler leurs propositions pour satisfaire les demandes des États. Les auteurs anglophones sont généralement plus forts linguistiquement pour trouver des synonymes et reformuler leurs messages (sans que cela change profondément le sens de leur conclusion). L'approbation des résumés à l'intention des décideurs est un processus de négociation interétatique et si les États ne sont pas d'accord, ils peuvent reprendre la main sur les négociations et s'accorder pour supprimer des paragraphes si aucun compromis n'est trouvé.
G.L - Malgré la répétition des messages d'alerte sur l'aggravation du changement climatique, il existe un fort décalage entre les recommandations scientifiques et les actions politiques, ce qui peut entraîner une forme de frustration. Comment expliquer ce paradoxe ? Comment se positionnent les scientifiques face à cette frustration ?
K.D.P - Je pense que tout ce débat et cette frustration sont en réalité liés à une incompréhension de la place de la science dans les décisions politiques. Certaines conclusions sont rapidement acceptées (comme ce fut le cas du seuil de 1.5°C) mais généralement, cela ne fonctionne pas aussi bien car d'autres logiques (économiques ou politiques) interviennent dans le processus de décision. Quand on est politiste, on connaît les rapports de force, le rôle des lobbies, des élites et le maintien des logiques économiques néolibérales. La frustration des scientifiques est liée à leur formation. Ils ont davantage de mal à comprendre que la politique n'est pas nécessairement quelque chose de rationnel comme ils le souhaiteraient.
G.L - En définitive, aux COP, la science peut avoir une influence sur la politique et vice versa. Aujourd'hui, la place de la science des scientifiques est-elle satisfaisante ?
K.D.P - Je crois que oui, puisqu'aujourd'hui dans les COP, il y a énormément d'auteurs du GIEC et de scientifiques. Dans le cadre de mes recherches, je suis allée à Bonn en 2022 et 2023 pour y observer la place du GIEC. Pendant dix jours, j'avais en permanence des événements à suivre car les auteurs du GIEC étaient très sollicités. Je pense donc qu'on leur accorde assez de place, notamment par rapport à d'autres acteurs comme les communautés autochtones et/ou locales qui sont plus marginalisés lors des COP. En tant que scientifiques du Nord, nous accordons de l'importance à la science mais il y a d'autres voix et perspectives à prendre en compte, notamment sur les questions de justice et d'équité. Au GIEC, ces questions ont été intégrées dans les rapports sur le tard. Si la science est importante, il ne faut pas négliger les facteurs politique, éthique et culturel. Avons-nous vraiment besoin de nouveaux chiffres ou courbes ? Nous avons besoin d'histoire réelle, de vécu et d'expérience plutôt que d'une énième courbe des émissions qui ne mobilisera personne.
G.L - Vous allez bientôt publier un nouveau livre sur les COP. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
K.D.P - L'ouvrage, écrit avec Géraldine Pflieger, devrait être disponible à l'automne 2025. Il s'inscrit dans la continuité des travaux d'Amy Dahan et de Stefan Aykut, qui se sont arrêtés peu avant la COP de Paris. Nous nous concentrerons sur les dix ans de l'accord de Paris avec toutes les questions autour du rôle de la science, mais aussi des débats autour de sa mise en œuvre et sur différentes thématiques comme la question énergétique abordée à la COP28, ou la finance qui figure à l'agenda de la COP29. L'objectif est aussi de nuancer les discours sur l'utilité et l'inutilité des COP. Pour qu'autant de gens s'y déplacent, c'est qu'elles sont forcément utiles et que des choses s'y passent. Pour autant, il ne faut pas manquer de relever les limites de ces espaces de délibération.