Quels défis contemporains pour les armées françaises ?
Par Alexandre Negrus, président fondateur de l'Institut d'études de géopolitique appliquée et Yohan Briant, directeur général de l'Institut d'études de géopolitique appliquée
Comment citer cette publication
Yohan Briant, Alexandre Negrus (avant-propos), Atlas stratégique des armées françaises, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, mars 2023.
Avertissement
Ce texte constitue l'avant-propos de l'atlas stratégique des armées françaises (mars 2023), ouvrage numérique publié par l'Institut d'études de géopolitique appliquée avec le soutien de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées
La contextualisation géopolitique est fondamentale pour saisir le champ d'intervention des armées et les priorités stratégiques de la France. Si pendant de nombreuses années les armées françaises ont notamment été confrontées à la lutte contre le djihadisme, elles sont aujourd'hui nécessairement impliquées dans une nouvelle ère, celle de la compétition de puissances. Confrontées à ces deux défis, les armées françaises évoluent dans un environnement stratégique qui s'est dégradé plus rapidement que les prévisions qui en avaient été faites.
La guerre d'Ukraine est un point de bascule pour le continent européen, qui a fait évoluer l'approche que les autorités politiques pouvaient avoir des questions de défense. Le retour de la guerre de haute intensité sur le sol européen oriente nombre de regards vers l'Est, tandis que la compétition sino-américaine continue de s'accentuer. Alors que la Chine et la Russie partagent un intérêt commun, celui de contrer la puissance américaine, deux acteurs que d'aucuns définissent à tort comme des « alliés », elles n'ont pas la même vision de l'ordre international. La Chine, qui se nourrit du système actuel, cherche à modifier en sa faveur les règles de l'ordre établi alors que la Russie s'inscrit dans une logique de contestation et de destruction du système international tel qu'il existe. En définitive, la Chine ne cherche pas de rupture avec l'Occident et la relation sino-russe est aujourd'hui fondamentalement déséquilibrée à sa faveur.
Pékin a annoncé une hausse conséquente de son budget en matière de défense. Pour autant, si elle affiche des ambitions militaires et modernise son armée, elle n'a pas atteint le niveau de maturité qui lui permettrait de dépasser l'armée américaine, la première du monde. La Chine n'a plus fait la guerre depuis la troisième guerre d'Indochine qui s'est soldée par sa défaite en 1979. La guerre d'Ukraine a notamment pour effet de créer une dépendance économique et géopolitique de la Russie vis-à-vis de la Chine, et de provoquer chez les européens une véritable réflexion sur l'avenir énergétique de l'Union européenne. Cette dernière a notamment franchi un cap en matière de défense, en assumant une coordination pour l'envoi d'armes létales à l'Ukraine pour se défendre face à l'agresseur russe. Les européens ont, pour la première fois, acheté des armes en commun et instauré une préférence européenne pour les commandes groupées.
Une attention particulière doit également être portée sur l'Iran qui forme avec la Russie le duo d'États les plus sanctionnés au monde. Leur comportement et le devenir de leur régime pose des questions essentielles qui ne peuvent être négligées par les autorités françaises, alors qu'il est acquis que la tentative de faire revenir la Russie dans le giron européen est une option complètement dépassée. De nombreux autres acteurs affichent leurs ambitions, à l'instar de l'Arabie saoudite et de la Turquie et il sera indispensable de faire preuve d'une capacité de prospective pour répondre aux défis que vont imposer à la France toutes ces puissances au cours des prochaines années, sinon des prochaines décennies.
En sus de cet environnement international particulièrement volatil, les armées françaises doivent également faire face au développement de menaces multifactorielles. Si le risque d'attaque terroriste sur le territoire national est désormais pleinement intégré, de nouvelles problématiques impactant l'ensemble des secteurs nationaux nécessitent désormais la coopération étroite des armées avec les autorités civiles. Si la pandémie de Covid-19 a démontré la capacité des armées à pallier aux carences opérationnelles de l'État, la pluralité des agents pathogènes, des rythmes de mutation et des vecteurs de transmission, impliquent d'importantes contraintes stratégiques. Le développement technique et la réduction drastique du temps entre l'élaboration d'un outil et sa commercialisation à grande échelle représente un facteur de risque supplémentaire, en témoigne l'utilisation détournée de drones civils pour un usage militaire. Il y a fort à parier que la dissémination d'outils technologiquement avancés au sein de la société mène à une nouvelle étape dans le mode d'action de groupes radicaux présents sur le territoire national. Le facteur technique pèse également dans le cadre des oppositions traditionnelles entre puissances étatiques, renforçant le caractère hybride des conflits et contribuant à la transformation des théâtres d'opération. Le domaine cyber, le renseignement en sources ouvertes ou encore l'évolution de la criticité des infrastructures nécessitent un important effort d'adaptation stratégique et opérationnel.
En raison de leur caractère total, les effets du dérèglement climatique nécessiteront le dépassement d'une stratégie d'adaptation ponctuelle, pensée selon des données et un cadre précis, pour une doctrine de l'adaptation perpétuelle qui s'appuierait sur la totalité des acteurs civils et militaires. Similaire à la révolution atomique, ce changement de paradigme requiert une rupture institutionnelle qu'accompagne déjà le développement de la pensée prospectiviste au sein des armées.
Les défis sont nombreux. Après plusieurs décennies d'illusions sur ce qu'était devenu la guerre, sur la nature des conflits et leur impact diplomatique, les sociétés occidentales émergent, reconsidèrent leurs choix et le rôle qui doit être dévolu à leurs armées.