fr

Qu'en est-il du « pivot » des États-Unis vers l'Asie ?

08/08/2024

Par Yohan Briant, directeur général de l'Institut d'études de géopolitique appliquée.


Citer cette publication

Yohan Briant, Qu'en est-il du « pivot » des États-Unis vers l'Asie ?, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 8 août 2024.

Avertissement

Les propos exprimés n'engagent que la responsabilité de l'auteur. Image libre de droits.


Image par Military_Material de Pixabay
Image par Military_Material de Pixabay

Le 3 août 2024, le porte-avions américain USS Abraham Lincoln prend la direction du Moyen-Orient. Dépêchés en soutien à Israël et afin de limiter la hausse des tensions, puis de protéger les routes commerciales, le Ford et le Eisenhower sont repartis vers les États-Unis. Ce dernier a été remplacé par le Roosevelt, précédemment actif en Indopacifique, lequel s'apprête à être relevé par le Lincoln. Pour autant, la multiplication des points chauds cristallise les tensions à de plus larges et plus longues échelles, ce qui conduit à immobiliser des forces conséquentes dans une période de temps qu'il est de plus en plus difficile à déterminer. Si la multiplication des crises et leur répartition géographique n'est pas un problème, le degré de tension en est un, aussi ces manœuvres soulèvent plusieurs questions d'ordre stratégique.

Les États-Unis disposent d'une capacité de projection incomparable, comme en atteste la facilité avec laquelle il leur est possible de permuter les groupes aéronavals tout en maintenant une présence significative dans l'essentiel des mers et océans du globe.

Dans le prolongement d'une séquence particulièrement crisogène, dans le prolongement des assassinats ciblés commandités par Israël en réaction à l'attaque terroriste du Hamas le 7 octobre 2023, la région toute entière est dans l'attente. Peu après que Yahya Sinouar, chef du Hamas à Gaza, a été désigné nouveau dirigeant du mouvement, la branche armée du groupe terroriste a tiré une salve de roquettes en direction d'Israël, réaffirmant sa volonté de poursuivre le conflit. De leur côté, Israël et le Hezbollah multiplient les déclarations agressives, alors que le mouvement islamiste a annoncé le décès de nouveaux combattants en territoire libanais. La question n'est plus de savoir si le Moyen-Orient risque de s'embraser, mais de savoir dans quelle mesure il est encore possible de circonscrire l'incendie. Avec près de 9 500 militaires et un millier de civils, la FINUL représente une force conséquente, mais les positions politiques des acteurs en présence, ainsi que les limites inhérentes aux missions de maintien de la paix de l'ONU, laissent planer le doute sur ses réelles capacités à limiter l'escalade.

Les États-Unis disposent d'une capacité de projection incomparable, comme en atteste la facilité avec laquelle il leur est possible de permuter les groupes aéronavals tout en maintenant une présence significative dans l'essentiel des mers et océans du globe. L'absence de visibilité et la difficulté à envisager une sortie de crise durable diminuent la valeur stratégique des opérations américaines. L'existence d'un consensus politique transpartisan quant à l'importance de l'Indopacifique achève de brouiller la stratégie des États-Unis. Depuis près de vingt ans, Washington considère que le centre géopolitique du monde se trouve en Asie. L'importance accordée au concept même d'Indopacifique en est l'illustration la plus flagrante. En même temps, l'USS Abraham Lincoln est le quatrième porte-avion à avoir été envoyé en Méditerranée depuis les attaques du 7 octobre 2023.

Au-delà des risques capacitaires, ce pivot inachevé génère une ambiguïté stratégique critique, à l'heure où on ne cesse de souligner l'importance de maintenir une dissuasion efficace et crédible, y compris sur le plan politique.

Le caractère poussif du fameux « pivot » qu'effectueraient les États-Unis vers l'Indopacifique interroge sur la validité même du concept. Plusieurs interprétations existent quant aux raisons pour lesquelles les États-Unis ne parviennent pas à achever ce mouvement : absence de bénéfices domestiques à court-terme, perspectives politiques divergentes, voire oppositions diplomatiques. Les approches les moins critiques à l'égard de Washington soulignent la multiplicité des impératifs et l'incapacité des alliés, au premier rang desquels figurent les États européens, d'assumer seuls leur défense. Les plus critiques pointent du doigt l'incapacité américaine à se projeter en indopacifique autrement qu'à travers une approche essentiellement sécuritaire.

Il existe vraisemblablement une pluralité de raisons et les contemporanéistes se pencheront bien assez tôt sur le pourquoi. Reste à savoir combien de temps la situation peut durer. Au-delà des risques capacitaires, ce pivot inachevé génère une ambiguïté stratégique critique, à l'heure où on ne cesse de souligner l'importance de maintenir une dissuasion efficace et crédible, y compris sur le plan politique. Les fragilités américaines sont le miroir de notre propre vulnérabilité. Si elles nous inquiètent à juste titre, elles doivent également nous aider à ne pas reproduire les mêmes erreurs.