Régions arctiques et subarctiques : Entre impératifs économiques et respect environnemental
Yannis Bouland et Louis Aubert, responsables du département régions polaires de l'Institut d'études de géopolitique appliquée, se sont entretenus avec Camille Escudé-Joffres, chercheuse au Centre d'études internationales (CERI) de Sciences Po.
Comment citer cet entretien
Camille Escudé-Joffres (entretien avec Yannis Bouland et Louis Aubert), « Régions arctiques et subarctiques : Entre impératifs économiques et respect environnemental », Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, Février 2023, URL : https://www.institut-ega.org/l/regions-arctiques-et-subarctiques-entre-imperatifs-economiques-et-respect-environnemental/
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Nous allons nous intéresser en premier lieu au contexte historique afin de tenter de dresser une toile de fond à l'exploration de la région Arctique, de ses passages notamment du Nord-Ouest et peut-être du Nord-Est. Que peut-on dire de cette période-là, essentiellement concentrée au XIXe siècle, mais aussi plus généralement de ces explorations maritimes en Arctique ? Quelles sont les nations qui y ont participé ? Était-on déjà à l'époque dans une sorte de rivalité, de compétition « géopolitique » ?
C'est là une question intéressante car sa formulation nous place directement d'un point de vue essentiellement européen. Cela fait écho à la rhétorique à propos de « la course à l'Arctique » qu'on a vu apparaître en Europe au milieu des années 2000, et plus précisément à partir de 2007 et le planter du drapeau russe. On a eu l'impression que l'Europe, en tout cas l'Occident, découvrait l'Arctique et les enjeux qui y sont associés. Mais effectivement non seulement les Européens n'ont pas découvert l'Arctique au milieu des années 2010, mais en plus ces territoires arctiques ont toujours été plus ou moins actés. Si on parle effectivement des explorations maritimes, on peut dire, peut-être, que le premier intérêt européen pour l'Arctique a été un intérêt scientifique. Et vous avez bien raison de le dater au XIXe siècle même s'il y a eu des explorations antérieures. Il s'agissait d'un intérêt et d'une poussée européenne avant tout, porté notamment par la Norvège et ses explorateurs Nansen et Admusen [1], mais aussi par la Grande Bretagne et la France qui sont toutes deux des grandes nations de la recherche scientifique en général et de la recherche polaire en particulier. Cette exploration de l'Arctique se fait aussi en parallèle avec ce qui a pu se passer en Antarctique : beaucoup d'explorateurs, Charcot ou Nansen par exemple [2], ont parcouru les deux pôles. Nous pouvons, à mon sens, établir des parallèles avec ce qu'on observe aujourd'hui, car il existe un intérêt scientifique doublé d'un intérêt économique et également un intérêt, politique évidemment, d'appropriation des territoires. Ce parallèle me semble donc particulièrement intéressant, d'autant plus qu'on retrouve la même rhétorique, les mêmes phrases, la même idée de « course à l'Arctique », l'idée de « scramble for the Arctic », ainsi que l'idée de « nouvelles frontières ». On a pu retrouver ces éléments dans la presse, dans le monde médiatique à partir des années 2007, mais il s'agit en fait d'une réactualisation de ce qu'on a pu observer au XIXe siècle. Cet intérêt scientifique se traduit à la fois dans les sciences qu'on peut dire « dures », mais aussi dans les sciences « humaines et sociales ». Je pense notamment à certains anthropologues ou ethnographes du au XIXe siècle comme Jean Malaurie. L'intérêt évidemment économique d'appropriation des ressources s'articule autour d'une certaine idée de conquête, si on pense à certains territoires comme le Svalbard, ou comme le Groenland. J'ai tout de suite en tête la « une » d'un journal français du XIXe siècle, Le Petit Journal, où on voit un explorateur américain et un autre non identifié, tous deux cherchant à planter un drapeau au niveau du pôle nord. Bien sûr on pense immédiatement au planter de drapeau russe en 2007, ou encore au planter du drapeau américain sur la Lune en 1969.
Mais là encore, je vous parle d'un point de vue européen et on oublie trop facilement que ce qui est une découverte pour et par nous, n'est pas forcément une découverte pour d'autres peuples ou nations.
Il s'agit du même scénario que ce que les européens ont appelé « grandes découvertes » et la colonisation de l'Amérique : il s'agit d'une découverte pour nous, mais non pour les populations et les nations autochtones. Cela me frappe à chaque fois que je parle avec des diplomates ou des personnes des pays arctiques. Ces derniers sont surpris de la surprise qu'entoure bien des sujets et des phénomènes arctiques portés jusque dans les sociétés occidentales, quand eux y sont parfaitement habitués au contraire : « Nous avons toujours été en Arctique, ce n'est pas nouveau pour nous. Cela est nouveau pour vous ». La Sibérie ou les pays nordiques ont toujours été habités. Il existe donc toujours cette dichotomie entre l'intérêt sud-européen qui est assez récent et l'intérêt des territoires arctiques en eux-mêmes, et qui font partie des territoires nationaux depuis le début du XIXe siècle. La Russie de Pierre le Grand puis l'URSS est bon exemple, puisque ces territoires ont été développés et mis en valeur avec la création de villes nouvelles comme Mourmansk, ainsi que la création de ports en eaux profondes tout le long de cette route du Nord, le tout accompagné de nouvelles infrastructures. On assiste à un réel aménagement du territoire, c'est-à-dire une volonté de faire coïncider les frontières du territoire national arctique avec la mise en valeur du territoire. C'est ce qu'on appelle effectivement un « front pionner » d'où le terme « nouvelles frontières ».
Pour rebondir sur vos propos, et sur la Russie en particulier, de quand date cette volonté de développer ou en tout cas de s'approprier davantage les espaces arctiques en Russie ? Vous avez mentionné Pierre le Grand mais cette ère d'appropriation des terres arctiques en Russie peut-elle remonter à un temps plus ancien ?
Si l'exploration de l'Arctique russe remonte au XVIIe siècle, l'appropriation de ces territoires remonte en vérité au XIXe siècle. De par leur immensité, ils sont très difficiles à mettre en valeur. Cela ne pourra être possible qu'avec la construction de la ligne du transsibérien au début du XXe siècle. Jusqu'alors il n'y avait donc aucun moyen, que cela soit par voie routière ou ferroviaire, de relier la Sibérie aux capitales Moscou et Saint-Pétersbourg. Encore aujourd'hui, la Route du Nord est développée dans ce dessin, afin de pénétrer ces territoires en passant par le littoral arctique puis en remontant les grands fleuves sibériens que sont l'Ob ou l'Ienisseï et ainsi parvenir à approvisionner les communautés humaines des villes sibériennes. Le moyen de transport, qu'il soit ferroviaire ou fluvial est donc avant tout un moyen de développer ces territoires russes, eux-mêmes mis en valeur tout au long du XIXe siècle.
Une question désormais volontairement naïve : l'Arctique reste-t-il un espace à conquérir ? On a beaucoup parlé du Grand Nord à partir de 2007-2008 comme un El Dorado avec des richesses insoupçonnées en matières pétrolières, gazières ou minières. On a, dans l'imaginaire collectif occidental de l'Arctique, l'image d'un espace vierge, mais qu'en est-il aujourd'hui ? L'économique et le scientifique peuvent-ils supplanter de manière définitive le politique dans cette région ?
Ce terme de conquérir dépend effectivement de comment on l'interprète. D'un point de vue politique, assurément, l'Arctique n'est pas un espace à conquérir. Il est bon de rappeler que contrairement à l'Antarctique, même si les revendications territoriales de ce dernier sont gelées, l'Arctique est un ensemble de territoires qu'on ne cherche pas vraiment à s'approprier politiquement. L'année 2022 a ainsi vu le règlement du dernier litige frontalier en Arctique opposant le Danemark et le Canada au sujet de l'île de Hans. D'un point de vue territorial, tous les territoires arctiques sont sous la souveraineté des différents États arctiques. La question des mers est différente et dans ce domaine-là, la réponse est déjà plus ouverte même si le droit de la mer s'applique en Arctique comme partout ailleurs dans le monde. Les mers sont bien délimitées avec notamment les zones économiques exclusives (ZEE). Néanmoins, si on parle de l'extension des ZEE au-delà des 200 miles marins jusqu'aux 350 miles marins, sur preuves d'extension des plateaux continentaux, nous pouvons en revanche affirmer que l'Arctique est un espace à conquérir. Pour rappel, on estime aujourd'hui qu'environ 95% des ressources maritimes de l'Arctique sont d'ores et déjà situées au sein des 200 miles marins des pays arctiques. L'enjeu politique est donc relativement faible. Bien entendu, il s'agit toujours d'une question de puissance, de diplomatie et de statut international, mais selon moi, politiquement, l'Arctique n'est pas un espace à conquérir en dépit de ce qu'on peut entendre. Comme je vous l'ai expliqué ce discours d'un espace à conquérir, vient peut-être en écho à cette vision qu'on avait au XIXème siècle de l'Arctique comme dernière frontière, entouré d'un certain nombre d'imaginaires mais aussi de fantasmes. Ce qui tend parfois à faire oublier, surtout à nous français, qu'ils sont occupés et peuplés depuis des siècles.
En revanche, d'un point de vue scientifique, l'Arctique est sans nul doute un territoire à conquérir. L'Arctique est ainsi un ensemble de terres et de mers encore relativement méconnu, où une grande quantité de choses restent à étudier et ce dans tout l'éventail des sciences connues.
Je rajoute tout de même que selon Jérôme Chappellaz, l'ancien directeur de la Fondation Paul Emil Victor, la France est la seconde nation à publier de la documentation scientifique sur les régions polaires. Cependant, monsieur Chappellaz avait également alerté sur le manque de moyens scientifiques et, de fait, la France risque de chuter dans ce classement scientifique. L'Arctique peut donc être un territoire à conquérir à condition d'y mettre les moyens. Enfin, troisième volet, d'un point de vue économique l'Arctique est assurément un espace à conquérir pour un certain nombre de nations, en raison de la présence de ses nombreuses ressources. Certaines (ressources halieutiques, bois, eau douce) ont d'ailleurs été mises en valeur et exploitées depuis très longtemps, ou de manière plus récente, encore que d'autres (gaz, charbon, minerais) soient elles aussi exploitées depuis un certain temps. De ce point de vue-là, l'Arctique est un espace à conquérir pour les investisseurs, les entreprises et surtout pour les États arctiques. La Russie par exemple estime qu'entre 10 et 15%, voire même 20% selon des études, de son PIB et de ses exportations se situent au nord du cercle polaire. On saisit l'importance économique et donc stratégique de ces territoires pour les pays arctiques, en premier lieu la Russie.
Concernant l'aménagement du territoire en Arctique, on met souvent en avant le paradoxe entre l'aménagement d'une part économique et territorial et d'autre part la défense environnementale. Comment peuvent se concilier ces deux aspects en Arctique ? On pense bien sûr aux grands projets maritimes ou ferroviaires, ou encore aux projets miniers en Suède et en Finlande qui se veulent propres tout en étant dénoncés par un certain nombre d'organisations.
À savoir si un développement économique de l'Arctique peut se réaliser tout en étant respectueux de l'environnement, je ne peux apporter ici que mon avis personnel, tout en développant les positions des différents acteurs arctiques sur cette question. En ce qui me concerne, je pense qu'il est possible aujourd'hui de développer de meilleures façons les infrastructures économiques par rapport aux années précédentes. Cependant l'Arctique offre également de nombreux paradoxes, comme en Suède et en Finlande, vous l'avez souligné, où on peut observer le développement de nombreux projets miniers dans des pays pourtant très soucieux de l'environnement. Un autre cas est la Norvège, l'un des pays qui développe ses ressources arctiques le plus respectueusement possible et qui est à la pointe dans un certain nombre de recherches au sein du Conseil de l'Arctique, notamment dans le développement de meilleures pratiques pour l'exploitation des ressources minérales ou hydrocarbures. Dans le même temps, la Norvège a bâti tout son modèle économique sur le développement et l'exploitation des ressources pétrolières et ce alors que les énergies renouvelables occupent la très grande majorité de son mix énergétique national. Par exemple, les infrastructures hydroélectriques norvégiennes permettent au pays de produire 98% d'électricité « verte ». La question des populations autochtones est évidemment très intéressante, car on a tendance à opposer les grands projets d'exploitation des ressources de l'Arctique à une volonté qui serait conjointe des organisations non gouvernementales et des populations autochtones de protéger l'environnement. Sur le terrain, la question est bien plus complexe. En effet, ces projets bénéficient souvent aux populations locales en apportant une croissance économique. Celles-ci ont besoin de ces projets qui font tourner l'économie locale et leur permettent de vivre. Quant aux populations autochtones, présentes avant la colonisation européenne et qui représentent environ 15% de la population de l'Arctique, elles sont bien plus fragiles comme l'indique tout un ensemble d'indicateurs socio-économiques. L'importance de ces projets est encore plus pertinente pour ces populations. Cela met en perspective la définition de la protection de l'environnement dans le sens large car, en géographie, l'environnement est constitué non seulement de la nature, mais de l'ensemble de la société. À ce titre, la protection de l'environnement englobe également la protection des populations qui vivent sur ce territoire et la nécessité de leur assurer les moyens de subsister de manière correcte. Il est toujours intéressant à cet égard de prendre cet exemple des populations groenlandaises et de leur opposition à des organisations comme Green Peace, qu'elles accusent d'éco-colonialisme. Ces populations voient dans le discours et les actions de certaines organisations non-gouvernementales une seconde colonisation portant avec elles une vision et des idées moralisatrices imposées aux populations locales, déconnectées des besoins et des préoccupations de ces dernières.
À mon sens, ce développement arctique est bien réel, mais il pourrait se réaliser de manière plus respectueuses de l'environnement.
On compte, bien sûr, un certain nombre de normes et de bonnes pratiques, édictées au sein d'organisations et de centres de recherche, mais c'est ensuite aux États arctiques de mettre ces bonnes pratiques en œuvre. À ce niveau, on observe une certaine inégalité entre les États puisque certains sont déjà bien avancés sur ces questions, tandis que d'autres sont clairement en retard. Un dernier exemple pour illustrer ce paradoxe du développement et de l'environnement : la Nouvelle Zemble en Sibérie occidentale (Russie) faisait office de cimetière nucléaire durant la guerre froide. Or on assiste aujourd'hui à de grands projets de dépollution, de nettoyage et de mise en valeur sur ce territoire, dans le but de le rendre attractif à l'industrie du tourisme. Malgré la très importante pollution qui a fortement impacté son environnement, il existe une réelle volonté de dépolluer les sols pour une nouvelle mise en valeur qui on l'espère sera plus respectueuse de l'environnement, grâce notamment à un tourisme plus « vert ».
On peut également penser à un autre projet, qui est aujourd'hui au point mort, celui de l'Arctic Railway, qui relie Kirkenes et Helsinki et, s'il n'avait qu'un faible impact sur l'environnement naturel, a été largement décrié notamment par les populations autochtones qui voyaient une menace pour la subsistance de leur mode de vie et de leur culture ancestrale. Le peuple Same, en Finlande et en Norvège s'était élevé contre ce projet dont il craignait qu'il bouleverse leur mode de vie et notamment des transhumances de leurs troupeaux de rennes. La levée de boucliers qu'avait suscité ce projet montre bien cet aspect humain dans la protection environnementale, qui d'ailleurs dans bien des cultures va de pair avec la protection de l'environnement naturel. Retrouve-t-on ces mêmes schémas ailleurs dans le monde Arctique, au Canada par exemple ?
Ce sont en effet des cas de figure que l'on peut retrouver au Canada, même s'il faut compter sur un certain nombre de spécificités, notamment la densité de population, qui varie énormément entre les pays scandinaves et le Canada. De plus, les communautés humaines dans l'Arctique canadien sont généralement reliées entre elles par les airs et non par les voies ferroviaires. Mais on retrouve effectivement cette même dynamique avec un même historique de colonisation et d'exactions plus ou moins atroces commises contre ces populations. En retour on observe un certain nombre de mesures mémorielles ou d'attentions portées à ces populations de manière plus ou moins opportuniste et plus ou moins politiquement correcte selon moi, notamment au Canada. Ces schémas sont cependant peut-être plus importants en Norvège. On se rappelle l'histoire du barrage Delta dans les années 1970 qui illustre très bien les cas de conflits environnementaux et de conflits d'usage. L'édification de ce barrage aurait entraîné la destruction de territoires ancestraux sami (pâturages, lieux de vie, etc.) Le gouvernement norvégien avait alors tenu bon et le barrage a bien été construit. Mais les importants débats qui ont accompagné ce projet ont conduit à une meilleure considération du peuple same et ainsi à la création du premier parlement sami. Ce mouvement s'est ensuite répandu aux autres pays nordiques où on a également assisté au réveil de l'identité same. Cela étant, votre exemple est extrêmement intéressant car il traduit justement les questions de conflits d'usage : à qui appartiennent ces territoires ? Qu'est-ce qu'un territoire ? En géographie, on dit que le territoire est l'espace approprié : politiquement et économiquement, mais également d'un point de vue social, culturel et symbolique. C'est une question passionnante qui se pose dans beaucoup d'autres pays arctiques mais dont l'importance dépend aussi du niveau de démocratie des États concernés. Cette question de l'aménagement et de l'appropriation du territoire est par exemple moins importante en Russie, où les populations autochtones, bien que directement concernées, sont généralement moins sollicitées dans le processus de prise de décision. Si les situations en Norvège et au Canada ne sont pas parfaites, ces pays ont sensiblement avancé sur les processus de démocratisation, d'évolution, de représentativité et de visibilité données aux populations locales, malgré les stigmates qui demeurent.
La représentativité et la visibilité de certains peuples autochtones arctiques au sein du Conseil Arctique ont-elles un réel impact sur ce dialogue et ces différentes tractations entre le pouvoir central et les populations locales de ces régions, ou bien demeurent-on là encore dans le registre symbolique ?
Cela dépend essentiellement de votre point de vue, qui peut considérer ces évolutions avec un regard pessimiste ou au contraire optimiste. Je pense personnellement que cette meilleure représentation a indéniablement eu un impact. Il existe clairement un jeu d'échelle. Si ce processus a commencé en Finlande, Suède et Norvège dans les années 1970 - 1980 avec l'apparition des premiers parlements sami, c'est bien leur représentation au sein du Conseil Arctique qui a accéléré ce phénomène, dans le sens où cette nouvelle représentation a fait figure de véritable levier. Par exemple les populations sami ont pu œuvrer au niveau régional voire au niveau international avec le Conseil Arctique pour faire pression au niveau national. Le Conseil Arctique représente une arène pour ces populations autochtones leur permettant de faire appel et faire pression au niveau régional, national et international en interpelant des acteurs politiquement plus importants (même si on le rappelle le CA et un cercle de discussion et non de décision), ce qui permet parfois des avancées à l'échelle nationale. Les exemples sont nombreux mais je pense surtout au moratoire de l'Union européenne pour l'interdiction de produits à base de phoques. La Commission européenne avait interdit ces produits en 2009. Les populations inuites avaient alors protesté et ont rapidement été soutenues par Ottawa, qui accusait l'Union européenne de comportement raciste et discriminatoire envers les populations autochtones. C'est un très bon exemple car on voit que les inuits se servent du niveau régional pour faire pression au niveau national et international, et en retour le pouvoir central qui se sert du combat politique de ces populations comme prétexte pour refuser à l'Union européenne un siège permanent au sein du CA. Tous les acteurs y gagnent. Bien sûr, on peut toujours déplorer que le rôle des populations autochtones ne soit pas assez mis en avant et que ces dernières manquent de moyens financiers et techniques, et qu'elles soient souvent délaissées par le pouvoir central. Surtout il faut bien différencier les différentes populations de l'Arctique. Celles qu'on entend le plus sont souvent celles qui disposent de plus de moyens et représentent les populations auxquelles le pouvoir central accorde le plus d'importance ; elles bénéficient le plus de visibilité politique. Cette situation s'applique globalement aux populations du Canada et dans les pays scandinaves alors qu'il en est bien autrement sur le territoire russe, où les populations autochtones se rassemblent sous une organisation parapluie, la RAIPON (l'Association des peuples autochtones du Nord, de la Sibérie et de l'Extrême-Orient de la fédération de Russie), qui a été dissoute par Moscou avant d'être rétablie sous la coupe du pouvoir central russe. Bien sûr, ce constat doit encore être nuancé selon les différentes situations géographiques, politiques, démocratiques et sociales.
Certaines populations se trouvant à la périphérie de ces pays arctiques peuvent-elles trouver un relai ou un appui, parfois peut-être opportuniste - nous pensons à la Chine - afin de contourner le rôle habituellement endossé par le pouvoir central. C'est un mécanisme que l'on observe en Europe, notamment en Norvège, mais peut-il se produire ailleurs ?
Je suis d'accord avec vous. D'ailleurs ce phénomène qui s'observe au niveau régional s'applique également à l'échelle de pays. L'Islande applique la même stratégie. La Chine est venue au secours du pays et l'a sauvé de la catastrophe économique après la crise financière de 2008-2009. Depuis, les deux pays entretiennent des relations bilatérales extrêmement fortes, d'abord d'un point de vue scientifique mais aussi économiquement et politiquement. Le forum Arctic Circle à Reykjavik montre des liens solides entre l'ancien président islandais, monsieur Grimsson et la Chine. Cela est aussi le cas des populations arctiques et notamment celles du Groenland. La question de la tutelle de Copenhague continue à être perçue comme un reste du colonialisme danois, ce dont les populations groenlandaises aimeraient se défaire malgré l'importante aide accordée au Groenland par les gouvernements danois. Dans ce contexte, ces populations groenlandaises se tournent donc vers un autre acteur : la Chine.
Selon moi il existe un point commun entre l'Islande et le Groenland, qui peut expliquer cette situation, à savoir que ces deux pays sont des « outsiders » du jeu arctique.
Il est alors intéressant de noter que ce sont les pays, les territoires ou les populations qui se sentent en marge de l'Arctique, qui sont le plus enclin à chercher des alliés plus puissants, toujours avec ce jeu à double tranchant et à double sens : les groenlandais ont besoin de la Chine, tout comme l'Islande a besoin de la Chine, alors que de son côté, Pékin profite de cette situation pour se positionner dans cette région et devenir un acteur arctique à part entière. Sous le regard sans doute désapprobateur d'autres puissances régionales, comme les États-Unis ou la Russie. On se rappelle notamment du discours de Mike Pompeo, en marge de la réunion ministérielle du Conseil de l'Arctique en 2019, qui accusait de manière très véhémente la Russie mais, fait nouveau, également la Chine, en pointant du doigt ses lourds investissements en Arctique en plus de s'indigner de possibles passages de sous-marins chinois dans les eaux arctiques. Cette réaction virulente de Washington illustrait surtout le retard des États-Unis, réduits à déplorer l'accomplissement de la Chine en tant que puissance arctique. Cette montée en puissance de la Chine signifie également un bouleversement géopolitique dans la région avec un déclassement des puissances traditionnelles, dépassées désormais par l'action politique, scientifique et économique de la Chine.
Dans quelle mesure le dérèglement climatique que l'on observe en Arctique a une conséquence directe sur la façon de concevoir l'aménagement territorial arctique, en sachant que ces conceptions doivent varier entre États et régions arctiques ?
Il s'agit d'une question très intéressante et je pense que c'est, encore, une question à double tranchant : le dérèglement climatique se traduit principalement en Arctique par un réchauffement climatique et peut présenter un certain nombre d'opportunités économiques, ce qui nécessite donc un aménagement du territoire. Une des principales conséquences de ce réchauffement climatique est la fonte de la banquise, ce qui libère certaines routes commerciales. Cela se traduit concrètement dans l'aménagement du territoire par la construction de ports en eaux profondes, la réhabilitation et la construction d'infrastructures pour ainsi aménager des sites portuaires tout le long de la Route Maritime du nord. Cependant le réchauffement climatique a d'autres conséquences pour les territoires, notamment, sans doute la plus spectaculaire, de la fonte du pergélisol (sol gelé pendant une grande partie de l'année). Cette fonte du pergélisol a au contraire des conséquences négatives, notamment pour les infrastructures. Ainsi, les routes, les lignes de chemin de fer, les bâtiments, parfois des villes entières, qui dans bien des cas sont construites en Arctique sur ce pergélisol, s'effondrent lors de cette fonte. La fonte du pergélisol représente des risques associés pour les communautés humaines.
En géographie, le risque représente la conjonction d'un aléa et d'une vulnérabilité humaine. Ces aléas vont avoir tendance à augmenter en nombre et en puissance avec le réchauffement climatique.
Un autre exemple est l'érosion, à la fois marine et éolienne, elle aussi démultipliée par le réchauffement climatique, représentant un facteur de risques importants pour les sociétés. En mer de Beaufort, dans l'Arctique canadien, des dizaines de mètre de falaises disparaissent chaque année sous l'effet de l'érosion, conséquence à la fois de la fonte du pergélisol mais également de l'érosion marine et éolienne. Ces phénomènes ont des conséquences très concrètes sur les populations qui habitent sur ce territoire. Bien entendu, cet équilibre, cette approche de l'aménagement territorial, entre opportunités et risques, varie entre chaque pays arctique. Cela dépend aussi de l'orientation stratégique de chaque pays et de leur volonté ou non de développer et mettre en valeur leur territoire arctique. Cela est par exemple moins le cas au Canada par rapport à l'Arctique européen et russe.
Avant l'invasion de l'Ukraine par la Fédération de Russie le 24 février 2022, la Russie projetait de développer plus massivement ses gisements d'hydrocarbures offshore. Peut-on supposer qu'en plus de conjonctures économiques et de projections stratégiques, cette décision résulte d'une réunion d'opportunités - celle de la fonte des glaces - et d'aléas - la fonte du pergélisol peut mettre en danger les installation onshore ? On le sait, l'Arctique est un territoire doté d'un potentiel économique et énergétique immense, il fait à ce titre figure de région stratégique pour Moscou. Le développement économique de ces territoires arctiques, une priorité pour le pouvoir russe, se fait-il au détriment des populations locales ou au contraire, participe-t-il à l'élévation d'une meilleure organisation socio-économique régionale ?
Je ne suis pas une spécialiste de la Russie, mais je peux témoigner de ce que j'ai vu personnellement par exemple à Arkhangelsk, située près de Mourmansk, dans la Sibérie occidentale. Il s'agit d'une base navale russe où s'était déroulées de grandes manifestation, trois ans auparavant, car il était question à l'époque de déplacer des décharges de la banlieue de Moscou dans l'Arctique russe, et en particulier autour de l'Arkhangelsk. Dans la foulée, en 2019, l'Arctic Forum organisé par la Russie à Arkhangelsk, a été contraint d'être déplacé à Saint-Pétersbourg en raison de ces importants mouvements de contestations dans la région. L'Arctique russe est perçu comme un réservoir de ressources et éventuellement comme un « pédalier » du développement russe en général. Dans ce contexte, les populations locales passent généralement au second plan quand il s'agit de protéger l'environnement, mais deviennent plus importantes et considérées davantage dès lors qu'il s'agit de développer les infrastructures dans le but d'exploiter les ressources locales.
Qu'en est-il des moyens de communication et de transport en Arctique aujourd'hui, notamment de la voie aérienne étant précisé que les infrastructures terrestres sont menacées par un environnement arctique toujours plus dégradé et fragilisé ? On note par exemple l'aéroport d'Iqaluit, dans le Nunavut canadien, qui a bénéficié d'un large chantier d'agrandissement.
Cet exemple de l'aéroport d'Iqaluit illustre un phénomène observable un peu partout en Arctique, avec des territoires arctiques caractérisés par leur taille très importante, une très faible densité démographique, le tout conjugué à des conditions climatiques difficiles et où la perspective d'établir des moyens de transport routiers ou ferroviaires n'est dans la plupart des cas tout simplement pas réaliste, car pas assez rentable. Des milliers de kilomètres séparent par exemple Montréal et Iqaluit. Aussi, le seul moyen relativement sûr de déplacement demeure la voie aérienne. De même, en Norvège, la ligne ferroviaire s'arrête à Trondheim tandis que des villes comme Bodø sont desservies par voie aérienne ou maritime. Encore une fois, il s'agit là d'une question de géographie, où doivent être pris en compte les paramètres de discontinuité, la dimension d'insularité ainsi que les conditions climatiques. Tout cela mis bout à bout fait que le transport en Arctique reste compliqué. Il existe certains réseaux de bus dans l'Arctique européen, reliant quelques villes entres elles. Comme au Groenland, les seules solutions sont les voies aériennes et maritimes. Dans un contexte de mondialisation, cela demeure un frein au développement de certaines de ces régions.
On évoque de plus en plus l'importance de la dimension numérique de l'Arctique (data center, câbles sous-marins, station radars). Cette nouvelle concentration numérique peut-elle faire figure dans certains pays arctiques de levier de désenclavement ?
Ces question d'enclavement, d'insularité et de discontinuité touchent beaucoup les territoires arctiques. Cela se traduit notamment par cette fracture du numérique, dans les territoires les plus reculés, notamment au Canada, au Groenland et en Russie. Les populations qui y vivent ont en général un très faible accès au numérique. Cela pose bien sûr de nombreux défis, en termes de développement, d'accès à l'information, à l'éducation ou encore aux soins. Alors que ce sont des territoires qui font figure de réservoir de ressources, notamment pour l'implantation de data centers. On retrouve ce paradoxe existant déjà pour les ressources naturelles en Arctique, où des territoires, comme en Norvège, caractérisés par d'importantes contraintes géographiques sont tout de même très bien imbriqués numériquement. Il s'agit d'espaces où la connectivité numérique a été largement développée et où la télémédecine, par exemple, y est très avancée. Dans un pays développé comme la Norvège qui dispose déjà de forts atouts numériques, cette nouvelle concentration des moyens de big data est bien sûr un accélérateur socio-économique. La télémédecine est par exemple enseignée comme matière à part entière à l'Université de Tromsø. Ces outils numériques bénéficient alors à l'ensemble de la population, contrairement à d'autres régions arctiques plus pauvres, moins développées, plus à la marge des territoires nationaux et où les populations sont très peu connectées.
[1] Fridtjof Nansen (1861 - 1930) et Roald
Amundsen (1872 - 1928).
[2] Jean-Baptiste Charcot (1867 - 1930)