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Sri Lanka 2022-2024 : du chaos au scrutin

20/09/2024

Par Olivier Guillard, directeur de l'information chez Crisis24 (Paris), chercheur associé à l'Institut d'études de géopolitique appliquée, docteur en droit international public, chercheur au CERIAS (UQAM ; Montréal), chargé de cours (géopolitique) à l'EDHEC (Lille). 


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Olivier Guillard, Sri Lanka 2022-2024 : du chaos au scrutin, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 20 septembre 2024.

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Après le Bangladesh, le Népal et son voisin himalayen le Bhoutan en janvier, le Pakistan le mois suivant, l'Inde et les Maldives au printemps, l'Asie du Sud boucle littéralement son année de scrutins en fin de semaine, lorsque l'ancien Ceylan conviera samedi 21 septembre ses 17 millions d'électeurs à désigner un successeur au président R. Wickremesinghe sortant, lequel, à moins d'une improbable surprise (ou quelques « libertés » avec le code électoral…), possède aujourd'hui peu de chances de prolonger d'un quinquennat son expérience à la présidence. Demeurons tout de même prudent : il s'agit du Sri Lanka, turbulente nation insulaire ouverte sur l'océan Indien ayant littéralement érigé ces dernières décennies (elle n'est bien entendu pas la seule dans le sous-continent indien et au-delà…) la mauvaise gouvernance et ses travers (clientélisme, corruption [1], népotisme, entorses à la loi, etc.) en programme politique. Une « surprise » peut toujours arriver, à Colombo comme ailleurs.

Il n'est cependant pas sûr que cette dernière ravirait une majorité du bouillonnant électorat sri lankais qui, lors de la campagne électorale glissant jusqu'au scrutin du 21 septembre, s'est dans une grande mesure gardé de verser dans la violence partisane et politique : une attitude à saluer. Dans l'histoire heurtée des élections organisées à la périphérie de la « plus grande démocratie du monde » (Inde), cela n'a pas toujours été le cas ; tant s'en faut.

Le chef de l'état sortant R. Wickremesinghe, nommé à la hâte par le Parlement (et non par la voie des urnes) en juillet 2022, en plein chaos protestataire hostile à la politique discutable de son prédécesseur G. Rajapaksa débarqué de ses fonctions quasi manu militari, tout chevronné et vétéran [2] soit-il des tortueuses méandres de la vie politique de l'île, surestime grandement le soutien populaire dont il bénéficie encore ; en cet avant-veille d'élection présidentielle, ce 9e président de la République démocratique socialiste de Sri Lanka est plus volontiers décrié par la population pour avoir ces deux dernières années amplement « couvert les arrières » sinon protégé les intérêts de l'ancien Régime et de ses principaux acteurs, le très prolifique et influent clan politique familial des deux anciens présidents, Mahinda Rajapaksa (2005-2015) et Gotabaya Rajapaksa (2019-2022) alors que le mandat populaire et moral qui lui était échu semblait a priori tout autre ; vu par un segment important de l'électorat comme une trahison au grand jour, ce filet de sécurité tissé autour de l'empire dynastique Rajapaksa finit par se retourner contre l'intéressé. Un « intéressé » par ailleurs pas servi non plus, dans le cœur des Sri Lankais ayant déjà tant souffert dans leur vie quotidienne lors de la débâcle économique du premier semestre 2022, par la dureté des mesures antiaustérité accompagnant le plan d'aide d'urgence alloué par le FMI l'été dernier.

Mais comme diverses autres nations du sous-continent indien, le paradoxe le plus abscond n'est jamais nécessairement très loin dans ce pays déchiré trois éreintantes décennies durant (1983 – 2009) par une guerre civile ethnico-religieuse dont les plaies, les stigmates, une quinzaine d'années après le terme des hostilités, demeurent à chaque coin de rue ou presque perceptibles, sinon visibles ; enferré dans le sordide piège de la dette (en particulier auprès de son créancier préférentiel chinois) dilapidant sous le règne peu glorieux des Rajapaksa [3] les ressources de l'État pour de discutables projets d'infrastructures somptuaires à l'utilité peu évidente, l'ancien Ceylan compte pourtant dans la longue liste des trente et plus candidats au scrutin présidentiel du 21 septembre un énième représentant de la famille, en la personne de Namal Rajapaksa, pas encore tout à fait la quarantaine, la ressemblance frappante avec son géniteur Mahinda, le premier président de cette dynastie, longtemps auréolé auprès de l'opinion pour être parvenu (mais à quel prix humain) en 2009, alors chef de l'État, à défaire militairement définitivement la redoutable guérilla séparatiste tamoule du LTTE, les « Tigres tamouls », dont le rugissement et les agissements cessèrent jusqu'à ce jour. Parlementaire, ancien ministre des Sports, le fils ainé du vainqueur du LTTE 15 ans plus tôt se verrait bien pour sa part l'emporter ce samedi dans les urnes, en capitalisant à son profit sur la nostalgie de l'ère Rajapaksa.

Avec un certain optimisme, pour dire le moins ; il est à cette heure peu d'observateurs à le créditer à la sortie des urnes de chances de figurer dans le peloton des premiers postulants à la présidence, estimant que ce dernier œuvre plutôt en occupant déjà le terrain avec en ligne de mire un calendrier politique à moyen terme, le scrutin présidentiel qui suivra dans cinq ans. À Colombo, Kandy, Galle ou Jaffna, jurisprudence quasi-constante, il n'est pas rare que l'électorat ait la mémoire courte et la nostalgie facile.

Ces élections dessinant une entame automnale particulière seront comme on l'imagine suivies de près par certaines capitales asiatiques, occidentales et quelques grandes institutions multilatérales au chevet (comptable et financier) de ce patient sri lankais dispendieux autant qu'insaisissable. À New Delhi comme à Pékin, on porte un intérêt certain à ce rendez-vous politique post-chaos économique de 2022, ces deux rivaux stratégiques régionaux, 2e et 4e économies mondiales, se disputant ces dernières décennies les faveurs de Colombo et de ses dirigeants du moment, pour en recueillir les éventuels dividendes commerciaux (contrats ; grands travaux), militaires (escales de bâtiments ; coopération), politiques et stratégiques. Pour le plus grand plaisir des responsables politiques sri lankais en fonction de leur sensibilité, plus ou moins sino-compatible, plus ou moins indophile, fort habiles quoi qu'il en soit à jouer à leur profit (pas toujours pour le mieux-être de la nation) de cette rivalité fiévreuse s'exacerbant dans l'océan Indien, à l'instar de la partie d'échecs disputée sur le damier archipélagique des Maldives par les puissances indienne et chinoise.

Du reste, il n'a bien entendu guère échappé à la dernière citée que parmi le trio de favoris du scrutin présidentiel (à savoir Sajith Premadasa, Anura Kumara Dissanayake et Ranil Wickremesinghe) se glisse un postulant à la fonction suprême à l'ADN politique particulier ; nous avons déjà évoqué plus haut la situation du chef de l'État sortant R. Wickremesinghe se présentant comme candidat indépendant devant les électeurs ; l'administration américaine verrait a priori d'un œil intéressé son maintien à la tête de l'État. Sajith Premadasa, du Samagi Jana Balawegaya (SJB), chef de l'opposition, fils de l'ancien président Ranasinghe Premadasa (1989-1993 [4]), aurait quant à lui les faveurs de l'Inde voisine. Enfin, Anura Kumara Dissanayake du National People's Power (NPP) - une alliance politique dans laquelle le Janatha Vimukthi Peramuna (JVP [5]) est le principal parti politique - tente à nouveau en 2024 sa chance à la présidence ; en sa qualité de chef d'un parti communiste marxiste-léniniste (JVP) et de candidat à la présidence, Anura Kumara Dissanayake avait reçu la visite au siège du JVP en avril d'une délégation du PCC. « Il est probable que l'engagement de la Chine à l'égard du Sri Lanka s'intensifie (à l'avenir) sous une présidence Dissanayake, mais serait plus 'prudent' sous celle de R. Premadasa » résumait dernièrement The Diplomat [6]. Les 23 millions de Sri Lanka, Pékin, New Delhi et Washington, les divers créanciers de cette nation aux fondements économiques toujours fragiles, seront donc a priori fixés sur l'identité du futur locataire de Janadhipathi Mawatha (President's House).


[1] Dans l'édition 2023 de son Transparency Corruption Perceptions Index, Transparency International classe le Sri Lanka au 115e rang des 180 pays pris en compte dans l'étude annuelle.

[2] Âgé aujourd'hui de 75 ans, il fut préalablement chef de gouvernement à de multiples reprises ces dernières décennies, entre 1993 et 2019.

[3] En sus de la fratrie des deux chefs d'Etat, n'omettons pas de mentionner la cohorte de portefeuilles ministériels, de secrétariats d'Etat et autres fonctions politiques ou économiques de prestige allouée à la famille directe et aux proches du clan…

[4] Assassiné avant le terme de son mandat.

[5] JVP ou Front de Libération Populaire, un parti communiste marxiste-léniniste autrefois considéré comme un mouvement révolutionnaire ayant participé à deux soulèvements armés (en 1971 puis en 1987-89) dans le dessein d'établir un État socialiste.

[6] ''Which Candidate Is China Likely to Back in Sri Lanka's 2024 Presidential Election?'', The Diplomat, 9 sept., 2024.