Thaïlande : Le « pays du sourire » enfin sur le chemin de la paix ?
Par Olivier Guillard, directeur de l'information chez Crisis24 (Paris), chercheur associé à l'Institut d'études de géopolitique appliquée, docteur en droit international public, chercheur au CERIAS (UQAM ; Montréal), chargé de cours (géopolitique) à l'EDHEC (Lille).
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Olivier Guillard, Thaïlande : Le « pays du sourire » enfin sur le chemin de la paix ?, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 4 juin 2024.
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Il y a tout juste deux décennies (2004), l'ancien Siam, royaume du Sud-Est asiatique majoritairement bouddhiste (92,5 % de ses 69 millions de sujets) voyait renaître [1] dans les quatre provinces du Sud (Pattani, Songkhla, Narathiwat, Yala) confinant avec la Malaisie [2] voisine une insurrection séparatiste ethno-religieuse qui, au fil des vingt années agitées qui suivirent, allait se durcir sinon se radicaliser (au niveau de l'intensité), plongeant ces régions méridionales et leur population dans une interminable autant que douloureuse spirale de violence, de destructions matérielles tous azimuts, d'assassinats, d'attentats et de répression par des forces de sécurité déployées en nombre [3].
Le 4 janvier 2004, des rebelles s'emparaient lors de l'attaque d'un camp militaire à Pileng (province de Narathiwat) d'un arsenal conséquent (plusieurs centaines d'armes) ; en réponse, Bangkok ordonnait le déploiement progressif dans ces provinces rétives de plus de 75 000 hommes (soldats, policiers et gardes volontaires) pour réprimer une insurrection de plus en plus entreprenante multipliant les incidents, les tragédies humaines, répandant le chaos. Un trimestre plus tard (28 avril 2004), une centaine de rebelles menaient une série d'assauts contre une dizaine de postes de police dans les provinces de Pattani, Yala et Songkhla. Une trentaine de rebelles séparatistes musulmans se retranchaient ensuite dans l'emblématique mosquée Krue Se (province de Pattani). Après un face-à-face tendu s'étirant sur plusieurs heures, l'officier supérieur en charge sur place ordonnait à ses forces l'assaut de la mosquée ; pas un insurgé n'en réchappera alors même que le ministre de la Défense de l'époque avait donné pour consigne de trouver une issue non-violente à cette crise.
Appelés de longue date de ses vœux par une population lassée de tant de maux, de douleurs et de drames humains [4], les pourparlers de paix ou plus modestement de sortie de crise entre les autorités (civiles et militaires) thaïlandaises d'un côté et les représentants (longtemps peu ou prou identifiés) de l'insurrection musulmane pro-indépendance de l'autre, n'ont pas toujours été d'actualité lors des deux premières décennies de ce XXIe siècle, les deux camps opposés se renvoyant la responsabilité de cette absence préjudiciable de discussion [5].
En ce premier semestre 2024, il semble a priori en aller quelque peu différemment, au niveau des intentions de chaque partie, si l'on se fie à la dynamique observée depuis le début de l'année. En février, profitant de la médiation impliquée des autorités malaisiennes, le gouvernement royal thaïlandais [6] et les émissaires de l'insurrection séparatiste (Barisan Revolusi Nasional ; BRN) se sont accordés à Kuala Lumpur sur le principe d'une feuille de route équitable et équilibrée devant mener à terme au retour de la paix dans les confins méridionaux du royaume. Une avancée a priori significative faisant alors dire au médiateur malais : « Il y a une lumière au bout du tunnel. Les deux parties sont prêtes à mettre la main à la pâte. Auparavant, il n'était pas question de signer des documents » [7]. Après une longue et frustrante décennie d'efforts vains (engagés dès 2013), la médiation assurée par la Malaisie a quelque raison de se montrer plus optimiste, ses interlocuteurs se présentant désormais dans un état d'esprit favorisant a priori davantage la table des négociations que le terrain des combats.
Le fait que le gouvernement thaïlandais ait rebasculé l'été dernier [8] dans une dimension civile en tournant enfin la page de l'interminable décennie de gouvernance hybride civilo-royalo-militaire Prayuth Chan-o-Cha [9], que dans le camp d'en face, l'insurrection séparatiste semble possiblement disposée à s'accommoder à présent de l'idée (plus aisée à accepter par Bangkok et à mettre en place dans les faits) d'une grande autonomie administrative en lieu et place de l'indépendance originellement souhaitée par le BRN et ses alliés, et qu'enfin le Premier ministre malaisien Anwar Ibrahim se soit personnellement impliqué dans cette dynamique porteuse de médiation, a visiblement modifié la donne et engendré un espoir raisonnable de succès ; ou à tout le moins d'avancée(s) notable(s).
Mais en Thaïlande comme ailleurs, il y a toujours loin de la coupe aux lèvres, des pourparlers de paix au retour à la concorde pleine et entière sur le terrain, invitant les plus optimistes à modérer leur enthousiasme ; du reste, ces derniers mois, diverses douloureuses piqures de rappel ont étayé cette réalité, matérialisant les obstacles se dressant encore avec effroi sur le chemin de la paix dont la permanence du péril terroriste et de la violence.
Le 20 mai 2024, dans la province de Narathiwat (régions de Jok Irong et Sukhirin), deux engins explosifs improvisés (IED) font une victime et une douzaine de blessés. Début mai, dans le district Thung Yang Daeng (province de Pattani), des accrochages entre forces de l'ordre et militants séparatistes font deux victimes. Fin avril, dans la province de Songkhla (district de Saba Yoi), des « insurgés » attaquaient à la bombe une centrale électrique. Mais c'est surtout avec l'arrivée du printemps que les insurgés manifestaient de manière spectaculaire autant que préoccupante leur capacité à resurgir, frapper, adresser un message on ne peut plus limpide aux autorités : le 22 mars, les rebelles séparatistes lançaient rien de moins qu'une quarantaine d'attaques coordonnées dans les quatre provinces du Sud (20 à Pattani, 11 à Yala, 6 au Narathiwat, 2 à Songkhla) visant des cibles de tous types (commerces, véhicules, habitations, services publics, etc.), faisant fort heureusement peu de victimes (un mort dans une explosion).
« Les responsables (de ces attaques) souhaitaient faire dérailler la paix durant le Ramadan (…). Un des motifs derrière ces raids pourrait être le souhait des insurgés de faire connaître leur désaccord avec les négociations de paix en cours » expliquait après les faits le porte-parole militaire de l'Internal Security Operations Command (ISOC) de la région Sud. Un avertissement sans frais pris très au sérieux par les autorités, lesquelles connaissent également l'existence de certains désaccords inquiétants entre la frange opérationnelle radicale du BRN, favorable à la poursuite de la violence pour obtenir à terme des autorités de Bangkok l'indépendance de l'ancien Sultanat (malais) de Patani [10], et les partisans d'un dialogue civilisé et policé avec le gouvernement, quitte à privilégier l'autonomie des provinces concernées [11] en lieu et place de l'indépendance (qui de toute façon n'est pas une option envisageable selon la lettre de la Constitution).
Du reste, entre les uns et les autres, la confiance mutuelle reste encore bien ténue ; dans les rangs du BRN et autres courants proches, on se demande également dans quelle mesure la main tendue par le nouveau gouvernement civil et son émissaire est suffisamment ferme et déterminée pour résister aux velléités possiblement moins pacifiques des forces armées, dont minimiser ici le poids et l'autorité sur le sujet serait bien hasardeux. « Ce nouveau gouvernement a été formé par un processus démocratique, mais la vérité est que l'armée détient toujours beaucoup de pouvoir » tempère fort à propos un ancien dirigeant de la Civil Society Assembly for Peace (CAP [12]). « En réalité, les militaires ne suivent pas toujours les autres agences. Le Conseil national de sécurité peut mener le dialogue de paix, mais sur le terrain, c'est l'ISOC (qui commande). Le gouvernement n'est toujours pas en mesure de garantir que les décisions du groupe de dialogue de paix se concrétiseront sur le terrain [13] » déplore une universitaire de l'Institute for Peace Studies in Prince of Songkla (Hat Yai Université). Avant d'ajouter, un brin sceptique sinon fataliste : « Le gouvernement actuel, dirigé par Srettha Thavisin et le parti Pheu Thai, n'a toujours pas fait montre d'un leadership fort. Le gouvernement n'a pas vraiment montré de position claire sur les pourparlers de paix ».
Courant avril, le gouvernement thaïlandais pressait l'ASEAN (l'organisation régionale assemblant les 10 pays du Sud-Est Asiatique) de s'impliquer plus hardiment (une suggestion tout sauf saugrenue tant cette dernière brille par son manque d'engagement en la matière) dans la recherche d'une sortie de crise aux violences diverses balafrant quotidiennement le voisin birman, dans les griffes d'une junte militaire faisant fort peu cas du sort de ses concitoyens depuis son retour aux « affaires » début 2021 et semblant se complaire dans les meurtrissures chaque jour plus profondes et fatales de la guerre civile. S'il ne s'agit guère de retoquer l'invitation des autorités de Bangkok à l'endroit d'une ASEAN par trop somnolente, il est pareillement possible de suggérer au gouvernement thaïlandais du moment de passer lui aussi à la vitesse supérieure pour tenter de mettre un terme pacifique et durable à ses propres tourments méridionaux.
[1] La naissance de cette
insurrection séparatiste ethno-religieuse remonte officiellement à la fin des
années 40.
[2] Une monarchie constitutionnelle de 34 millions d'individus avec l'islam pour religion officielle.
[3] Plus de 50 000 encore déployés en 2024 dans ces confins méridionaux du royaume.
[4] 7 300 morts recensés depuis janvier 2004.
[5] ''Two decades on from a watershed year, peace still eludes Thailand's Deep South'', Benar News, 5 janvier 2024.
[6] Via son représentant spécial et négociateur en chef Chatchai Bangchaud, premier civil à assurer cette fonction cruciale (jusqu'alors aux mains de responsables militaires).
[7] The Diplomat, 8 février 2024.
[8] Au lendemain des élections parlementaires de septembre remportées (une fois encore) par les partis pro-démocratie.
[9] L'ancien austère chef des armées arrivé au pouvoir lors du coup d'état militaire de 2014 (avec l'aval du palais royal et de l'establishment).
[10] Annexé par le Siam en 1902, il se composait alors des quatre provinces méridionales thaïlandaises évoquées dans cet article et d'une partie du Kelantan malaisien. Précisons ici d'un mot que l'identité malaise est a minima aussi prépondérante sinon davantage que la religion musulmane (sunnite) pour les partisans d'une indépendance / grande autonomie des provinces (historiquement de culture malaise) du Sud.
[11] Soit une autonomie pleine et entière avec l'organisation d'élections ; soit une autonomie partielle en matière de développement économique et d'éducation notamment.
[12] Un groupe de coordination d'organisations de la société civile musulmane sud-thaïlandaise.
[13] Channel News Asia (CNA), 2 avril 2024.