Ukraine : une médiation iranienne encouragée par la France ?
Par Michel Makinsky, directeur général d'Ageromys International, chercheur associé à l'Institut d'études de géopolitique appliquée et à l'Institut prospective et sécurité en Europe.
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Michel Makinsky, Ukraine : une médiation iranienne encouragée par la France ?, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 26 septembre 2022.
Plusieurs sources convergentes laissent entendre que la France aurait invité l'Iran à entreprendre une médiation dans le conflit russo-ukrainien. Du côté français, cet écho n'a pas été reconnu officiellement. En revanche, le ministre iranien des Affaires étrangères a effectivement entamé une démarche en ce sens et Téhéran lie ceci à une suggestion d'un « dirigeant européen » dont l'identité n'est pas citée mais clairement suggérée. À supposer que l'intervention française soit avérée, ceci pose beaucoup de questions. Que le président de la République prenne une initiative pour tenter de trouver une issue à cette crise n'est pas surprenant ; il estime qu'il faut, malgré tout ce que l'on sait, conserver une piste diplomatique. On ne peut lui donner tort. La question du choix de l'interlocuteur est plus étrange : pourquoi avoir choisi l'Iran ? La réponse est loin d'être évidente. En effet, Téhéran a une proximité affichée avec Moscou, ce qui ne facilite pas vraiment une posture de « médiateur » avec l'Ukraine qui ne cache pas sa contrariété de voir l'Iran (qui entretenait de bonnes relations avec Kiev) fournir des drones (apparemment pas très performants) à la Russie. De fait, Mikhail Podolyak, conseiller du président Zelensky, a dénié au président iranien toute qualité à intervenir dans le conflit entre Moscou et Kiev. En second lieu, vis-à-vis de la Russie, le poids de Téhéran n'est pas nécessairement gigantesque, l'Iran dépendant plus des russes que l'inverse.
Emmanuel Macron avait très probablement demandé à Xi Jinping d'opérer une médiation avec la Russie pour amener Poutine à un compromis avec le président ukrainien. La Chine est assurément un acteur de grand poids. La demande française, au moins en apparence, n'a pas produit d'effet malgré son mérite et sa pertinence. Rappelons que Poutine n'avait pas écouté les mises en garde de Xi Jinping contre une opération en Ukraine que le maître du Kremlin a seulement consenti de retarder jusqu'à la fin des Jeux Olympiques de Pékin. Le président chinois avait été pris par surprise par le fait que l'offensive visait beaucoup plus que le Donbass, comme l'atteste le rapatriement précipité de citoyens chinois pris au piège par l'avancée des troupes russes. Cette offensive, contrairement à ce que pourrait laisser croire la rhétorique anti-Otan de Pékin, contrarie vivement la Chine. Elle perturbe ses approvisionnements énergétiques (la sécurité énergétique est une priorité stratégique), elle met à mal les exportations chinoises vers les pays industrialisés, accroît le ralentissement de son économie, fragilise les infrastructures des Routes de la Soie (notamment les voies ferrées ukrainiennes), et génère ce que déteste le dirigeant chinois : du désordre. Ceci assombrit ses perspectives à l'approche du XXème Congrès du Parti communiste Chinois, et complique ses calculs sur le sort de Taïwan.
En second lieu, Xi Jinping ne croyant qu'aux rapports de force, estime peut-être que la France pèse trop peu pour que sa démarche soit prise en considération et que d'autre part un certain (mais loin d'être total) alignement français sur la posture de containment de la menace chinoise ne plaide pas pour faire de « bonnes manières » à Paris. Au surplus, on ne peut exclure que Pékin se satisfasse de la dépendance croissante de la Russie par rapport à la Chine, ne perçoive pas d'urgence à opérer une médiation qui en limiterait les avantages... Quand les inconvénients de la présente crise dépasseront lesdits avantages, Xi Jinping aura assez de moyens de pression pour persuader Poutine de changer de comportement. Pour l'heure, il lui dispense sans doute des « conseils » spécifiques mais n'est sans doute pas prêt à apparaître comme « grand médiateur » sauveur de la paix. Notons, malgré tout, que les divergences entre Pékin et Moscou sont apparues au grand jour lors du récent sommet du Groupe de Shanghaï à Tachkent où Poutine a avoué qu'il « comprenait les questions et préoccupations « du président chinois qui a affiché son scepticisme devant le prétendu « succès » de « l'opération spéciale » russe. La Déclaration de Samarcande du Groupe, reflétant les réserves de Xi Jinping, insiste d'ailleurs sur l'importance du respect de la souveraineté et de l'intégrité territoriale des États. Bien plus, de façon inhabituelle, Xi Jinping a rappelé ailleurs le prix qu'il attache à la souveraineté du Kazakhstan qui a reçu des menaces voilées de certains responsables russes. Enfin, à l'occasion de l'Assemblée générale des Nations unies, la Chine a lancé un nouvel appel à la négociation. Par ces signes, Pékin se démarque visiblement de Moscou mais préfère néanmoins poursuivre une diplomatie discrète pour éviter d'une part de rompre le « partenariat stratégique » noué avec Poutine (qui n'a pas perçu le piège de la dépendance russe à l'égard de la Chine) et d'autre part de paraître se rapprocher des occidentaux à l'égard desquels Xi Jinping veut constituer un contrepoids dans un nouveau rapport de forces à son profit.
Faute de grives, il faut des merles et l'Elysée s'est probablement convaincu de ce que l'Iran pourrait être utile. Cette hypothèse n'emporte pas complètement la conviction. Un objectif différent se cache peut-être derrière les apparences. Emmanuel Macron pourrait très bien ne pas entretenir d'illusions sur les succès de sa démarche mais celle-ci aurait pour but véritable d'engager un dialogue constructif avec Téhéran, une collaboration diplomatique informelle destinée à réintroduire du positif dans des relations bilatérales qui sont (en dépit de certains démentis officieux) très dégradées (délicat euphémisme). Une façon de se réapprivoiser. Si cette hypothèse est exacte, le calcul est indiscutablement astucieux car ne coûte rien à personne, quel que soit le résultat de la médiation. Le bénéfice évident est que les deux pays auront peut-être (restons prudents) trouvé enfin un sujet de conversations qui ne fâche pas (ils sont rares). Evidemment, cet épisode ne résout aucun des problèmes de fond entre Paris et Téhéran mais peut améliorer (un peu) le climat entre les deux capitales. C'est toujours bon à prendre.
En soulignant récemment (malgré les vicissitudes et incertitudes des négociations pour le rétablissement de l'accord nucléaire) que le pétrole iranien pourrait être utile à l'Europe dans la crise actuelle, la France a envoyé un autre signal encourageant en direction de l'Iran (qui, depuis lors, ne cesse de mettre en avant cet argument pour persuader les Européens de convaincre Washington de revenir au JCPOA). Le président français, à l'occasion d'une rencontre le 20 septembre 2022 avec son homologue iranien en marge de l'Assemblée générale des Nations unies, a formulé, semble-t-il, quelques suggestions à ce dernier mais elles n'ont pas permis de relancer des discussions. Il faut dire que Catherine Colonna, ministre française des Affaires étrangères, avait déclaré le 19 septembre qu'« il n'y a pas de meilleure offre pour l'Iran ». Bien que les négociations nucléaires en cours soient actuellement enlisées en raison de divergences sur les garanties demandées par l'Iran et le refus de Téhéran de répondre aux questions posées par l'Agence Internationale pour l'Energie Atomique, la possibilité d'un retour de l'Iran sur le marché des hydrocarbures au moment où l'OPEP+ refuse d'organiser une baisse des cours est un facteur pouvant favoriser la conclusion d'un compromis avec Joe Biden. Ces deux protagonistes saisiront-ils une chance historique plutôt que de camper sur des positions bloquantes ? Le locataire de la Maison-Blanche saura-t-il ne pas succomber aux sirènes israéliennes qui exercent (en désespoir de cause ?) des pressions d'une intensité inégalée pour empêcher un accord avec Téhéran ? Alors que Washington a donné des gages considérables à l'État hébreu, y compris en participant à des exercices simulant des frappes sur l'Iran et en annonçant la fourniture d'avions ravitailleurs, Israël menace de frapper l'Iran même en cas de rétablissement du JCPOA. La proximité des midterms est un facteur important dans les décisions de Biden qui doit mesurer les avantages et les inconvénients d'un compromis. Au sein même du parti Démocrate, celui-ci compte des adversaires acharnés, à l'instar du sénateur Bob Menendez.
Les dirigeants iraniens comprendront-ils qu'une solution existe pour sortir de l'impasse actuelle avec l'AIEA (en répondant aux questions qu'elle pose sur des traces de combustible nucléaire trouvées dans divers sites, et qu'en échange l'Agence ne rouvre pas le dossier des activités passées considéré comme clos), ce qui permettrait de relancer le dispositif de surveillance des activités nucléaires iraniennes ? Des discussions permettant d'harmoniser le calendrier de la levée des sanctions avec celui de la clarification finale de ces interrogations sont envisageables. Les récents anathèmes proférés en Iran contre Rafael Grossi, le très pragmatique directeur général de l'Agence, reflètent une méprise sur son rôle constructif, de même que celles critiquant Josep Borrell, le Haut-Représentant de l'Union européenne qualifié de « poupée des Américains » dans certains cercles du pouvoir iranien, montrent que ceux qui engrangent de juteux profits (commerce illicite, prébendes...) redoutent un compromis qui leur sera préjudiciable. Le Guide Suprême (dont la succession agite de nouveau les media iraniens) fait face d'une part à des tensions sociales et d'autre part à des manifestations de grande ampleur - malgré la répression croissante par un appareil sécuritaire inquiet -, suscitées par la mort de Mahsa Amini des suites de mauvais traitements infligés par la police des mœurs. Dans ce contexte, il va devoir trancher sur le dossier nucléaire après avis du Conseil Suprême de la Sécurité Nationale dont le secrétaire, le très réaliste (amiral) Ali Shamkhani, est un acteur-clé. Ce dernier, unique citoyen iranien doté de la plus haute distinction saoudienne, pour ses efforts passés en vue du rapprochement entre Téhéran et Riyad, pilote aussi les discussions en cours pour diminuer les tensions réciproques, une autre priorité pour l'Iran. La récente mise en avant de Raisi, comme « décideur » (intérimaire) sur une négociation nucléaire pendant l'absence du Guide, confirme que le régime essaie d'afficher une unité de vues à ce sujet alors que d'âpres divergences persistent en son sein. Le document de plus de 20 pages organisant le retour au JCPOA est pratiquement finalisé, à quelques petits détails près. Il appartient aux protagonistes d'éliminer les obstacles qui retardent inutilement sa signature, premier pas vers une diminution des tensions au Moyen-Orient.