Union européenne : sans le parapluie américain, un réarmement global s’impose
Par Alexandre Negrus, président de l'Institut d'études de géopolitique appliquée et Yohan Briant, directeur général de l'institut.
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Yohan Briant, Alexandre Negrus, Union européenne : sans le parapluie américain, un réarmement global s'impose, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 12 février 2024.
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Ces derniers jours, la guerre d'Ukraine a pris un nouveau tournant. Si le combat continue, dans le contexte de la campagne présidentielle américaine, la guerre de l'information s'intensifie. Une double séquence particulièrement dangereuse s'est produite. Le 8 février 2024, Tucker Carlson, ancien animateur sur Fox News et ouvertement pro-Trump, a diffusé sur son site internet un entretien (si ce n'est un monologue) de Vladimir Poutine. Ce dernier, sans contradicteur, s'est prêté à une (ré)interprétation de l'histoire. Quelques jours plus tard, lors d'un discours de campagne en Caroline du Sud le 10 février, Donald Trump a répété ce qu'il a déjà fait savoir par le passé : sa volonté de se désengager de l'Otan.
Le changement de paradigme réside dans la suite de sa déclaration, en ce qu'il ne cache plus son alignement sur les buts stratégiques de la Russie. Il a explicitement mentionné qu'il laisserait les pays européens mauvais payeurs se faire attaquer par la Russie et qu'il encouragerait même cette dernière à passer à l'offensive. Donald Trump a franchi une ligne rouge car s'il a toujours été provocateur, il n'était jamais allé aussi loin. L'ex président américain assume vouloir traiter les pays européens comme des partenaires contractuels et non comme des alliés pour défendre des valeurs communes. Sa vision très transactionnelle des relations internationales est on ne peut plus claire.
C'est le retour du facteur russe dans la campagne présidentielle américaine. Sans aucun doute, la Russie va continuer d'étendre sa propagande pour critiquer l'Otan et provoquer un sentiment anti-Ukrainien. Outre sa guerre militaire contre l'Ukraine, Poutine a deux autres objectifs : la destruction du lien transatlantique d'une part et de l'unité européenne face à Moscou d'autre part. Confrontés au risque caractérisé d'un retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, les Européens ne peuvent se permettre de rester attentistes. Depuis les années 1970, ils ont sous-investi voire désinvesti dans leur défense et ils n'ont pas assez pris la mesure du sens des discours politiques de leurs adversaires ni même de leurs alliés.
Le retour de la géopolitique est brutal et c'est le moment décisif, après tant d'années de retard, pour se réarmer massivement à tous les niveaux au sein de l'Union européenne. Les Européens doivent être pragmatiques et réunir toutes les conditions pour organiser leur défense. Le parapluie américain n'est plus une réalité et ils ne peuvent pas être suspendus à l'élection américaine tous les quatre ans puisque le constat est sans appel : les États membres de l'Union européenne ne sont pas, en l'état, en capacité d'assumer seuls une guerre de haute et longue intensité. Si la multiplication des commandes de matériel américain peut se comprendre au vu de l'urgence de reconstituer le plus rapidement possible les stocks cédés à l'Ukraine, il faudra impérativement accroître la part de matériel européen, au risque de tomber dans une nouvelle forme de dépendance.
L'Union européenne est confrontée à un véritable test d'endurance stratégique, après avoir été assoupie par une illusion de paix éternelle. Un sommeil alimenté par des décennies de complaisance, voire de fascination, pour un régime qui n'a eu de cesse de glisser vers toujours plus d'autoritarisme. La radicalisation de la Russie était d'autant plus facile à constater qu'elle croissait grâce aux faiblesses des européens : en Bosnie et au Kosovo, où l'Otan s'est montrée décisive, en Géorgie, puis en Ukraine jusqu'en 2022. Une forme de relativisme qui a largement participé à alimenter les accusations selon lesquelles l'Union européenne cultiverait le « deux poids, deux mesures », et qui facilite le travail de sape conduit par les réseaux pro-russes.
Les États-Unis ne sont plus une garantie de sécurité et le changement de paradigme est saisissant. Aujourd'hui, la question n'est plus de contribuer à l'effort de guerre ukrainien, mais d'être en capacité de remplacer l'aide américaine. Les Européens en ont les moyens mais ils sont loin d'avoir réuni tous les ingrédients pour le faire. C'est le moment de vérité du concept d'autonomie stratégique européenne. Avec les américains, il était envisageable de penser à une victoire de l'Ukraine mais sans eux, l'enjeu sera d'éviter la défaite de l'Ukraine. Dans ces circonstances, seul un réarmement massif et global permettra d'y parvenir.