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Valse dynastique, courroux populaire et démission(s) précipitée(s) en Asie du Sud : à qui le tour ?

14/08/2024

Par Olivier Guillard, directeur de l'information chez Crisis24 (Paris), chercheur associé à l'Institut d'études de géopolitique appliquée, docteur en droit international public, chercheur au CERIAS (UQAM ; Montréal), chargé de cours (géopolitique) à l'EDHEC (Lille).


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Olivier Guillard, Valse dynastique, courroux populaire et démission(s) précipitée(s) en Asie du Sud : à qui le tour ?, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 14 août 2024.

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D'aucuns pourraient à bon droit juger le questionnement inopportun sinon désagréable (pour les responsables politique sud-asiatiques concernés, s'entend) ; voire pis encore, tout simplement mal à propos. Et pour cela avancer l'argument parfaitement recevable que l'ire populaire boutant hors du pouvoir à l'été 2022 le clan Rajapaksa au Sri Lanka, la détermination et l'exaspération de la mobilisation estudiantine ayant raison la semaine passée des 15 ans aux affaires de Sheikh Hasina au Bangladesh, n'ont en rien nécessairement valeur de jurisprudence automatique à court terme dans le sous-continent indien, que l'on a au passage connu dans une meilleure forme en termes de stabilité politique, de gouvernance et de sérénité.

Si l'on s'arrête du reste un bref instant sur cette notion (sérénité) dont l'écho estival 2024 en Asie méridionale ne parlera pas vraiment à grand monde, on ne trouvera qu'une seule capitale (ni la plus représentative, ni la plus connue des lecteurs, de ce segment sous-continental de l'Indo-pacifique) pour qui la quiétude (politique intérieure) incarnera quelque chose de tangible : Thimphou, la capitale du royaume himalayen du Bhoutan, la seule à inlassablement promouvoir le concept de bonheur national brut, la marque de fabrique nationale.

Hélas, sans vouloir à tout prix nous montrer pessimiste, le ruissellement depuis les 2 648 m d'altitude de la capitale bhoutanaise des bénéfices de ce bonheur national brut ne parvient guère à s'infiltrer par-delà les frontières du royaume, moins encore à gagner Dacca (la septuagénaire de fer partante Sheikh Hasina ne nous démentira pas...), Katmandou - l'autre capitale himalayenne régionale de l'ancien royaume népalais (que Le Monde, dans son édition du 14 juillet, présentait fort justement comme le « champion du monde de l'instabilité politique »), Colombo, capitale de l'ancien Ceylan se préparant la veille de l'équinoxe (22 septembre) à un bien incertain (autant qu'interpellant) scrutin présidentiel mêlant fantôme d'hier et avatar d'aujourd'hui.

Sans oublier bien entendu Malé, dans l'archipel des Maldives, gouvernée depuis le printemps par la présidence ouvertement sinophile de Mohammed Muizzu (au mécontentement que l'on sait d'une partie de la population maldivienne ainsi que des gouvernements indien et américain), Kaboul, aux mains des talibans et s'apprêtant ces prochains jours à « célébrer » le 3e anniversaire au pouvoir de l'Émirat islamique d'Afghanistan 2.0 [1] (sans trace à cette heure de liesse populaire) ; et, bien entendu, last but not least, Islamabad, la capitale du « pays des purs », laquelle n'a pour ainsi guère quitté une seule seconde ces trois dernières années le radar de l'actualité régionale du fait de sa crise politique (intérieure) à tiroir et rebondissements sans fin, où semble-t-il les responsables civils et militaires prennent un plaisir malsain (défiant littéralement l'entendement) à s'immerger tout entier dans un chaos politique sans nom.

Alors même que la déshérence des comptes publics nationaux, la situation sécuritaire dégradée à tous points de vue [2] et en tout point ou presque des 796 000 km² du territoire, devraient a priori imposer un tout autre ordre des priorités, concentrer l'essentiel de l'attention, des moyens disponibles ; en cette mi-août 2024, comme si la chose allait naturellement de soi, comme si aucune autre trame ou alternative n'était concevable, il n'en est rien ; mais jusqu'à quand ?

Les vagues de mécontentement populaire ayant successivement emporté dans leur sillage courroucé, éreinté et déterminé la présidence Rajapaksa et son système clanique – dynastique à bout de souffle au Sri Lanka à l'été 2022, le départ en catimini il y a dix jours à peine de celle qui dirigeait le menton relevé et le regard défiant depuis 2009 la 6e nation la plus peuplée du globe (et dont le dynamisme économique de la décennie écoulée était loué par l'ensemble des institutions multilatérales ces derniers jours encore [3]), trouvant à la hâte refuge chez le voisin indien, encore un exemple régional on ne peut plus parlant qui ne parle donc pas au microcosme politico-militaire d'Islamabad et de Rawalpindi ? Doit-on y voir de la part de ces autorités en costume civil ou en treillis militaire de l'aveuglement, du mépris, de la condescendance ou une bien consternante association de ces différents travers ?

Pourtant, ce n'est pas comme si le 2e pays le plus peuplé du sous-continent indien ne subissait pas quotidiennement les ondes de choc multiples, douloureuses, couteuses, exténuantes, de ses multiples maux (économiques, sociaux, sécuritaires, politiques, ethnico-religieux) en grande partie le fruit d'une gouvernance de longue date structurée sur des référents partisans, claniques, particuliers, à des lieues de toute préoccupation pour l'intérêt national et le sort des 252 millions de citoyens.

Sans naturellement parer trop hardiment de vertu, de clairvoyance et de mesure l'ancien Premier ministre et icône nationale du sport Imran Khan (71 ans) – des qualités probablement à travailler encore quelque peu pour l'intéressé -, au pouvoir entre 2018 et 2022 avant d'être bouté de ses fonctions sous le feu conjugué de ses rivaux politiques (PML-N de la dynastie Sharif et PPP de la dynastie Bhutto-Zardari) et le lâchage de généraux auprès desquels il avait perdu grâce [4], comment son successeur à la tête du gouvernement, l'expérimenté S. Sharif (72 ans ; PML-N), de la dynastie politique du même nom (incontournable depuis la fin des années quatre-vingt !), comment la si influente caste des généraux, peuvent à se point se sentir immunes à tout risque de renversement populaire à court terme ?

Ce alors que la colère et l'exaspération de l'opposition (à commencer par les sympathisants très remontés du PTI de l'ancien Premier ministre I. Khan), nourrie par une kyrielle ininterrompue de coups bas (répression, condamnation à des peines de prison, interdictions administratives diverses et variées), courbe le dos mais refuse de plier, attendant son heure, s'inspirant, de Colombo à Dacca, des récentes chutes de régimes et de gouvernement eux aussi trop confiants et trop aveugles à la fois pour voir le couperet populaire s'abattre implacablement sur eux et leur enlever toute légitimité populaire, tout droit d'aller au terme de leur mandat.

Tout porte à croire que du côté d'Islamabad sur Constitution avenue (où se trouve la Prime Minister of Pakistan House) comme au Chaklala cantonment de Rawalpindi (le QG de la Pakistan Army), distant l'un de l'autre d'une quinzaine de km, on adopte une lecture fort différente des dynamiques dangereuses et instables en cours dans le pays, en rejetant dans un même élan d'aveuglement consternant toute idée de jurisprudence régionale précipitant la chute des gouvernements élus (fussent-ils même soutenus par l'institution militaire...) ; l'admirable exemple de bon sens, de modestie et de jugement solide que voilà. Cela en dit une fois encore long sur ce qui anime réellement les hommes de pouvoir dans ce pays traversé du nord au sud par le fleuve Indus, dont le cours parfois impétueux doit plus souvent que de raison inspirer les dirigeants.

La lecture de la presse pakistanaise de ce 12 août 2024 nous confirme, si besoin était, cette triste réalité ; jugez plutôt. Alors que les pluies saisonnières dévastatrices de la mousson s'abattent sur le pays (au prix de 200 victimes) et la région, que l'allié stratégique chinois perd patience [5] et réclame des autorités qu'elles prennent (enfin) à bras le corps la sécurité des multiples sites sur lesquels ses techniciens et ingénieurs œuvrent (et perdent également la vie à l'occasion) au développement de l'ambitieux (et fort coûteux) China-Pakistan Economic Corridor (CPEC) – pièce importante de la non-moins ambitieuse Belt & Road Initiative (BRI) chère au Président Xi Jinping -, les autorités ne trouvent rien de plus prioritaire ou opportun que d'arrêter et de traduire en cour martiale (une première historique autant qu'insolite dans ce pays) l'ancien chef des redoutés services de renseignement (ISI), le Lieutenant-général Faiz Hameed, nommé à cette fonction en 2019 ... par l'ancien Premier ministre et ennemi n°1 du gouvernement Sharif, Imran Khan (lui-même pour rappel emprisonné [6] depuis août 2023). Il est tout à la fois reproché à l'ancien patron de l'ISI de s'être entre 2019 et 2021 rendu coupable de corruption et d'ingérence politique ; passons sur la motivationet les arrière-pensées animant cette énième initiative sujette à caution du cadet de la fratrie-dynastie politique Sharif.

Rappelons dans cette veine propre à attiser plus encore les passions partisanes que mi-juillet, le ministre de l'Information annonçait le dépôt d'une requête devant la Cour suprême visant à interdire le PTI (Pakistan Tehreek-e-Insaf ou Mouvement du Pakistan pour la justice), la formation politique de l'ancien capitaine de l'équipe nationale de cricket. Et peu importe naturellement que quelques jours plus tôt, le groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire estimait que la détention de l'ancien chef de gouvernement n'avait « aucune base légale et semble avoir été destinée à disqualifier sa candidature à une fonction politique » [7].

Mercredi 14 août 2024, la République islamique du Pakistan célèbre son 77e Indépendance Day ; bien davantage dans la tension et l'amertume que la liesse nationale. Au rythme où le 23e Premier ministre (et l'omnipotente caste des généraux) s'enferre dans une gouvernance chaque jour plus partisane, douteuse et répressive, méprisant l'opposition, ses foules de sympathisants et ses hérauts embastillés, rien n'interdit de penser que la 78e édition de ces célébrations populaires nationales pourrait offrir à la population un casting politique ajusté, sinon bien différent. Rien qui ne surprendrait vraiment les observateurs.


[1] Dont la gouvernance radicale « naturelle » faisant peu cas de la condition féminine semble de moins en moins rebuter, en cet été 2024, certaines capitales du concert des nations, à l'instar de Pékin et de Moscou...

[2] Le fait notamment de l'existence d'une galaxie d'entités terroristes ayant de longue date pignon sur rue et pour certaines d'entre eux quelque accointance avec les autorités militaires et les services de renseignements.

[3] Projection de croissance du PIB + 5,7 % en 2024-2025 selon le FMI.

[4] Après avoir pourtant largement profité, quelques années plus tôt (en amont du scrutin de 2018), de leur concours pour se frayer un chemin jusqu'à l'Assemblée nationale - pour en remplir littéralement les gradins - puis se voir confié entre 2018 et 2022 le poste de 22e chef de gouvernement de la République du Pakistan depuis son indépendance à l'été 1947.

[5] ''China presses Pakistan to address security concerns of workers, projects'', Voice of America, 15 mai 2024.

[6] Pour une première peine de 10 ans de prison pour divulgation de documents classifiés ; pour 7 années supplémentaires pour mariage illégal (Le Monde, 1er avril 2024). Lequel est par ailleurs littéralement enseveli sous plus de 200 autres affaires judiciaires instruites par les tribunaux.

[7] Libération, le 15 juillet 2024.