Zones grises et lignes rouges : jusqu’où ira la guerre d’Ukraine ?
Par Yohan Briant, directeur général de l'Institut d'études de géopolitique appliquée et Alexandre Negrus, président de l'Institut d'études de géopolitique appliquée.
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Yohan Briant, Alexandre Negrus, Zones grises et lignes rouges : jusqu'où ira la guerre d'Ukraine ?, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 5 juillet 2024.
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Dès lors qu'un acteur de la scène internationale trace une ligne rouge de manière explicite, il clarifie implicitement le champ d'action de ses adversaires.
Le 31 mai 2024, les États-Unis ont autorisé l'Ukraine à bombarder des sites militaires russes directement sur le sol de l'envahisseur avec des armes occidentales. Après avoir sanctuarisé le territoire russe depuis le début de la guerre, une nouvelle ligne rouge est repoussée, l'une des plus importantes fixées par le Kremlin. Elle est par ailleurs conforme au droit international et notamment à l'article 51 de la charte des Nations unies relatif à la légitime défense. Cela permet indéniablement à l'Ukraine de mieux se défendre, bien que cette autorisation soit, à ce jour, limitée et soumise à des conditions quant à l'usage de ces armes. Ce changement de paradigme permet à l'Ukraine de retrouver une certaine forme de symétrie dans son combat militaire. Il soulève également d'importantes questions relatives aux lignes rouges.
Ces dernières recèlent nécessairement une forme de contradiction. Dès lors qu'un acteur de la scène internationale trace une ligne rouge de manière explicite, il clarifie implicitement le champ d'action de ses adversaires. Ce qui est pensé comme une frontière pour l'un, devient un horizon pour l'autre, entraînant un déséquilibre de fait entre les deux acteurs. L'extension du champ de la conflictualité vient néanmoins troubler cette interprétation. L'évolution des conflits et la systématisation de l'hybridité des conflits questionne la rigidité des lignes rouges, jusqu'à remettre en question l'intérêt stratégique des lignes rouges. Vladimir Poutine n'a eu de cesse de reculer les limites qu'il fixait aux occidentaux depuis février 2022, ce qui ne signifie pas pour autant que le Kremlin s'est abstenu de répondre. L'intensification de la lutte informationnelle conduite par Moscou, aidée ponctuellement par des régimes proches tels que l'Azerbaïdjan, constitue à la fois une réponse au franchissement répété des lignes rouges et une manière de résoudre la contradiction initiale. Les institutions politiques françaises et les valeurs qu'elles ont pour mission de sauvegarder font de la France une cible privilégiée pour les opérations de guerre cognitive. Alors que Paris tente péniblement de mettre en place des mesures de protections, la nature même de ces opérations soulève la question de la réponse à apporter : une démocratie européenne est-elle en capacité de riposter, ou bien sommes-nous contraints à une posture défensive ?
Depuis l'invasion à grande échelle de février 2022, le soutien occidental à Kiev a été soumis à de nombreuses forces contradictoires. L'incertitude qui plane sur l'élection présidentielle aux États-Unis répondant à l'alternance polonaise, tandis que les déclarations contradictoires d'Olaf Scholz mettent à mal l'unité européenne. Côté français, les déclarations d'Emmanuel Macron, souvent maladroites et parfois ambigües, alternent avec des prises de positions tranchées, nettement en faveur d'une pérennisation du soutien à l'Ukraine. Un soutien qui s'accompagne, à l'échelle européenne, d'une série de mesure, visant à transformer en profondeur les capacités économiques et défensives de l'Europe, au-delà du sort de l'Ukraine à moyen-terme. Une telle approche nécessite de la cohérence au niveau européen et c'est précisément sur ce point que se concentrent les effets de la riposte russe.
À défaut d'accélérer en faveur d'un réarmement massif et global, c'est par la rhétorique que la France joue sa partition. C'est toutefois par des décisions de nature militaire que la Russie pourra être dissuadée de poursuivre son entreprise de vassalisation de l'Ukraine.
L'annonce de la dissolution de l'Assemblée nationale a fait l'effet d'une bombe et l'enjeu consiste désormais à circonscrire au maximum cette onde de choc sur le plan national. Au-delà de toute considération partisane, le principal risque d'une cohabitation ou d'une paralysie des institutions législatives, voire exécutives, serait de troubler le positionnement français quant à la conduite à mener en Ukraine. À l'heure où l'Union européenne doit faire face aux conséquences politiques à court-terme de son soutien à l'Ukraine, il est impératif de maintenir une ligne claire. Il s'agit encore de la meilleure réponse à apporter aux luttes informationnelles.
La France a été à l'initiative au cours du premier semestre de l'année 2024 d'une séquence diplomatique en faveur d'un soutien accru et accéléré à l'Ukraine. À défaut d'accélérer en faveur d'un réarmement massif et global, c'est par la rhétorique que la France joue sa partition. C'est toutefois par des décisions de nature militaire que la Russie pourra être dissuadée de poursuivre son entreprise de vassalisation de l'Ukraine. Vladimir Poutine et ses soutiens ne s'arrêteront que là où ils seront arrêtés. En d'autres termes, seul le rapport de force militaire fera foi. Le Kremlin adaptera ses objectifs lorsqu'il aura compris qu'il ne peut asservir l'Ukraine et que le temps commencera à jouer contre lui.
À force de repousser les lignes rouges, le temps des négociations viendra. Nombreux sont les États qui voudront jouer un rôle actif dans un processus de négociation.
Si les États-Unis ne sont plus les gendarmes du monde, ils restent une puissance centrale. La guerre d'Ukraine connaîtra-t-elle un tournant en 2025, après l'élection présidentielle américaine ? Les États-Unis, capables d'être engagés sur différents théâtres, vont prioritairement continuer d'être tournés vers l'Asie. Le futur locataire de la Maison-Blanche comprendra-t-il que pour dissuader la Chine sur d'autres théâtres, Vladimir Poutine devra d'abord être mis en échec en Europe ? Les Européens doivent en outre trouver les ressorts d'une accélération de leur soutien militaire pour assurer la défense de l'Ukraine et de l'Union européenne. À force de repousser les lignes rouges, le temps des négociations arrivera. Nombreux sont les États qui voudront jouer un rôle actif dans un processus de négociation. Si le rôle des États-Unis est évident, la Chine a déjà proposé un plan de paix, rejeté par les parties au conflit. Elle proposera sans nul doute de nouvelles initiatives. Il en est de même s'agissant de la Turquie, qui a joué un rôle crucial au sujet des exportations céréalières. L'Arabie saoudite s'est, elle aussi, signalée comme un interlocuteur à défaut d'être un réel médiateur du conflit. Quid de l'Inde et sa stratégie du multi-alignement ? Le Premier ministre indien Narendra Modi est annoncé en visite officielle en Russie les 8 et 9 juillet 2024, une première depuis l'invasion généralisée de l'Ukraine par la Russie en février 2022. Reste à savoir quel rôle concret pourront jouer les Européens. Dans cette phase de la guerre, s'entremêlent géopolitique, diplomatie et politique. En attendant l'horizon imprévisible des négociations, la guerre de haute intensité se poursuit.